Céleste Boursier-Mougenot est un musicien devenu plasticien contemporain. Il est né en 1961 à Nice. D‘abord compositeur de 1985 à 1994 dans la compagnie de théâtre de Pascal Rambert, Side One Posthume Theatre, il devient compositeur pour ce chorégraphe et metteur en scène auprès duquel il commence à imaginer des structures sonores au sein d‘espaces. Dès lors, il entreprend de rendre sa musique autonome en réalisant des installations pour étendre le potentiel musical des objets. Son travail gagnera en influence en France, mais aussi à l’étranger.
Ses différentes créations ont été présentées à travers le monde dans des galeries d’art à New York, Athènes, Berlin ou dans des musées comme à Melbourne et Sao Paulo. From here to ear s’est notamment déplacée à Montréal, Edimbourg, Copenhague ou Yverdon-Les-Bains. Nommé pour le Prix Marcel Duchamp en 2010, il représente la France à la Biennale de Venise de 2015 (avec From here to ear).
L’auteur se place dans l‘héritage du Ready-Made, courant inventé par Marcel Duchamp, qui consiste à utiliser un ou des objets du quotidien et à en changer la destination par un geste d’artiste. Celeste Boursier-Mougenot, lui, se sert d’objets usuels pour leur aptitude à générer du son. Ces objets sont disposés dans un espace configuré au préalable afin de produire une mélodie ininterrompue, générative. On pourrait aussi le situer dans d’autres courants comme l’art performance (une forme éphémère qui laisse peu d’objets derrière elle) et dans celui de l’installation, dominante dans le paysage artistique actuel.
Les œuvres de Céleste Boursier Mougenot s’inspirent en grande partie de l’environnement sonore né du vivant. Il tente de donner une forme autonome à la musique, en la transposant dans la sphère/l’univers des arts plastiques. From here to ear propose au sein de cette œuvre installation, un jeu d’interaction entre des spectateurs, des guitares et des oiseaux dont les déplacements sont guidés par leurs errances et par les déplacements des spectateurs. Comme nous l’explique Damien Sausset, dans un article pour la revue Connaissances des arts : « Chez Céleste Boursier-Mougenot, la recherche musicale prend appui sur le réel, sur des objets du quotidien, qu’il investit pour démontrer qu’il existe dans le quotidien une vibration qu’il convient d’écouter. », et il ajoutera : « Le son qu’il produit est aléatoire, jamais conduit par lui ou enregistré. Il résulte d’un dispositif qui dans une certaine mesure lui échappe. »
From here to ear dans l’oeuvre de Céleste Boursier-Mougenot
From here to ear, de Céleste Boursier-Mougenot est une installation sonore dont le dispositif a été pensé à la fin des années 1990. Sa forme n’a cessé d’évoluer au fil des expositions et l’artiste invente et propose toujours de nouvelles versions. Son objectif est d’exploiter au maximum la musicalité des situations qu’il imagine, de ses partenaires à plumes ou de ses multiples outils.
L’artiste reconstitue un espace d’exposition tout en murs blancs en le transformant en volière, dans laquelle on trouve de petits bosquets de verdure et brindilles, et un petit cours d’eau dans lequel les oiseaux peuvent s’abreuver. L’originalité du dispositif réside dans la présence de plusieurs guitares électriques Gibson, Fender Startocaster et Fender basses, disposées face au ciel – telles des arbres – et d’oiseaux (des diamants-mandarins) qui tournent, parcourent et tourbillonnent librement dans l’espace. Les oiseaux investissent les guitares, s‘y posent et déclenchent des sons, composant une musique aléatoire, un peu chaotique, parfois aux accents de riffs rock.
Dans ce lieu, les sons des oiseaux (cuicui) se mêlent aux sons des guitares, ce qui forme une symphonie singulière.
La première version de cette représentation a eu lieu en 1999 au Contemporary Art Center de New York . Elle fut ensuite exposée en 2017 à Yverdon les Bains (Suisse) dans sa vingt-deuxième version.
L’artiste souhaite voir dans chacune de ses œuvres un potentiel mélodique : pour son œuvre intitulée Clinamen, il dispose de larges coupelles en porcelaine, flottantes dans un bassin d’eau circulaire. Un léger courant fait bouger les assiettes qui se rencontrent et se heurtent. Les sons émis par ces « rencontres » forment une mélodie. Aussi, pour sa dernière exposition en 2019, intitulée Un cabinet de curiosité, c’est le spectateur qui devient l’objet et l’acteur de la visite. Les visiteurs sont en effet accueillis dans un espace souterrain composé de toiles blanches et dans lequel les effets audio-visuels ont un impact sur les perceptions et sensations des visiteurs. Céleste Boursier-Mougenot parvient à partir de situations et d’objets les plus divers à transmettre une harmonie.
Gratter la guitare ?
Le visiteur voit évoluer les oiseaux dans la pièce au son des guitares. Immergé dans l’environnement de l’artiste, il vit une expérience sensible intense. La vue, l’ouïe, voire même l’odorat, tous ses sens sont mobilisés dans la découverte de l’installation. Chaque performance se construit entre le hasard des pas des oiseaux sur les manches et leur volonté de construire leurs nids dans les cordes.
« Je voulais montrer que par inadvertance, ou non-intentionnalité, on peut produire quelque chose d’époustouflant » C.B.M, Le Monde, 31/05/2019
Cette performance crée une musique sans partition guidée par les interactions et la proximité du public et des oiseaux dans l’environnement de l’espace. Les coïncidences des différents vols et atterrissages des oiseaux composent la musique. C’est la réception de l’œuvre – très différente pour chacun.e – par les visiteurs et leurs ressentis qui lui donne toute sa puissance.
Les visiteurs deviennent d’ailleurs acteurs de la performance à laquelle ils assistent. Au fil de leur visite et de leurs déplacements, ils interagissent avec les oiseaux et modifient ainsi le rendu musical. C’est la liberté de mouvement et d’interprétation qui guide la création de l’œuvre From here to ear. D’un côté, les oiseaux sont auteurs de la performance car ils sont les exécutants directs d’une valse rock’n’roll guidée par Céleste Boursier-Mougenot. Ce dernier décide alors de laisser faire, de ne pas avoir la main mise sur son œuvre. D’un autre côté, les artistes ailés ne sont pas en proie aux codes et à la pression sociale que peut ressentir Céleste, ce qui donne une nouvelle dimension de liberté à l’œuvre.
C’est une démarche à la fois personnelle et artistique qu’accomplit l’auteur. Il résout grâce à ses « flying fingers » son dilemme lié à sa volonté d’écouter et de jouer sa musique en même temps.
From here to ear est une transposition auditive de la liberté, qui donne à entendre une création de la nature. Ce sentiment est prégnant pour les visiteurs, cependant cette performance montre aussi un antagonisme entre liberté et emprisonnement. Il convient aux visiteurs d’en déterminer les limites. Pourquoi l’artiste choisit-il de nous montrer des oiseaux dans un environnement artificiel plutôt que dans leur milieu naturel ? À qui appartient maintenant cet espace d’exposition ? Lorsque les visiteurs entrent dans cette performance, ils peuvent avoir l’impression d’être en « territoire oiseau », un lieu qui n’appartient pas à l’homme.
Une harmonie se dégage de cette performance, due à l’environnement cohérent créé par l’artiste. Elle s’oppose cependant au contraste fort entre nature et artifice. Oiseaux, hommes et guitares n’appartiennent pas aux mêmes univers mais au même monde, ils collaborent les uns avec les autres pour composer une œuvre musicale vivante.
En résonances…
From here to ear résonne avec beaucoup d’autres œuvres. Au niveau de la méthode de production par exemple, nous pouvons repérer un “Laisser faire” au profit d’une « performance animale » : Céleste Boursier–Mougenot installe un dispositif qu’il laisse évoluer sans intervention, laissant les guitares-perchoirs à la disposition des oiseaux…
Avec une méthode similaire, Michel Blazy créé des dispositifs que des animaux vont se charger « d’achever« : « En réalité je ne laisse pas totalement faire, car il risquerait de ne rien se passer, ce qui serait ennuyeux pour le spectateur. Ma philosophie est davantage d’encourager la matière, à la manière du jardinier qui fait le nécessaire pour que les choses arrivent, même si elles sont le résultat de forces qui le dépassent. Il arrose ou paille la terre, mais ce n’est pas lui qui fait pousser le végétal. »
Michel Blazy pratique un art évolutif et éphémère : il établit des conditions pour permettre à ses œuvres d’évoluer mais c’est au matériau-même que revient la capacité d’évoluer, d’exister, de muter, de se détériorer, de se décomposer d’une certaine manière, amenant donc à la performance cette part d’imprévisible et d’exploration. La nature reprend ses droits sur l’homme et ses créations.
Pour illustrer cette synergie, l’artiste indique dans une interview […] que “la figure de l’homme s’efface, se fait discrète, mais pas celle de l’artiste. Il n’y a pas de doute sur le fait que je suis l’artiste et non les souris ou la moisissure, mais il est vrai que le résultat est le fruit d’une collaboration.” Dans son installation Le lâcher d’escargot, menée à l’occasion de son exposition intitulée « Comment faire avec les crabes, les coléoptères, les fourmis, les lézards, les oiseaux et les souris ? » : des escargots libérés dans une salle recouverte d’une moquette au sol, sont attirés par la vaporisation de bière dans cet espace et en se déplaçant, laissent des traces brillantes, composant une œuvre plastique. Voir en contexte >>>
De même chez Joseph Beuys dans I like America and America likes Me de 1974, l’artiste s’enferme avec un coyote sauvage dans la galerie René Block pendant 3 jours consécutifs. Cette action est politique, Joseph Beuys y tente de réconcilier l’esprit des blancs avec celui des indiens d’Amérique. Le coyote étant jadis vénéré par les natifs d’Amérique qui ont été persécutés et décimés par les blancs envahisseurs. C’est une confrontation brutale qui a lieu entre nature et culture, entre la vie et l’espace d’exposition.
« Parlons d’un système qui transforme tous les organismes sociaux en une œuvre d’art, dans lequel l’ensemble du processus de travail est inclus … quelque chose dans lequel le principe de la production et de la consommation prend une forme de qualité. C’est un projet gigantesque ». Joseph Beuys. Voir en contexte >>> /// <<<
Avec son œuvre « On Air » présentée au Palais de Tokyo, Tomas Saraceno donne l’opportunité aux araignées de tisser leurs toiles, d’être les actrices d’un spectacle unique et immersif. Tout autant que dans l’œuvre de Céleste, nous pouvons penser que le spectateur doit se concentrer pour entrer en contact avec les animaux-performeurs.
Tomas Saraceno, Michel Blazy et Celeste Boursier-Mougenot ne savent pas totalement ce qu’il va se produire dans leurs œuvres: le hasard est crucial dans leur processus créatif. Dans cette même lignée, Merce Cunningham, chorégraphe contemporain, conçoit le hasard comme un élément essentiel de sa chorégraphie. Il crée des phrases chorégraphiées et ne connaît pas l’ordre ni le nombre de danseurs sur scène avant de tirer au sort. Maintenant, avec l’apparition et la généralisation de l’outil informatique, il se sert de programmes pour orienter ses danseurs dans la chorégraphie.
- Performance animale et démarche politique
- Stomp >>>
- Six drummers >>>
Vous avez dit hasard ?
« Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne soit en même temps un acte de résistance » Gilles Deleuze
Céleste Boursier-Mougenot utilise la différence à bon escient. Il est ouvert à tout ce qui peut exister et comprend que jouer de la diversité dans l’art est un acte de résistance. Selon lui, être « bon », qui a des qualités conformes à ce que l’on attendait, n’est pas une nécessité. En effet, il est tout à fait possible de créer de manière alternative sachant qu’il n’y a pas une seule façon de comprendre l’art. À travers son travail, il montre que la musique peut exister en toute liberté et sans partition.
Cette œuvre symphonique nous invite à être à l’écoute de notre environnement. Tout comme les voitures et les êtres humains, les oiseaux composent notre espace urbain sans que l’on y prête forcément attention. Est-ce dû à la saturation sonore qui rythme notre quotidien ? Ou prenons-nous le temps d’écouter les mélodies produites par les oiseaux ? Face à cette performance, un retour à l’apaisement et à la simplicité est rendu possible : nous prenons conscience de la nature qui nous entoure. Cette méthode de laisser-faire met de côté la suprématie de l’être humain sur notre planète et place les oiseaux sur le devant de la scène, comme des êtres vivants producteurs d’art.
Les oiseaux représentent bien le caractère libre et improvisé de l’exposition : ils sont dans un grand espace qu’ils s’approprient (nids, brindilles) et sont libres d’aller vers tel ou tel instrument. Il n’y a pas vraiment d’ordre ou de suite à respecter. Le visiteur entre dans la pièce et participe d’une certaine façon à l’exposition car un écosystème est mis en place. Cette manière originale de créer une mélodie prouve qu’il n’existe pas une seule manière de composer des musiques et l’improvisation des oiseaux en témoigne.
La musique étant un domaine codifié, Céleste Boursier-Mougenot questionne ces codes à travers sa démarche : la musique ne peut-elle pas être pensée différemment ? Ne trouvons-nous pas un certain plaisir en écoutant le jeu de guitare des oiseaux? La musique doit-elle forcément nous faire ressentir du plaisir ?
Il y a un contraste entre l’idée de laisser faire le hasard/la nature et l’utilisation des guitares électriques dans un espace artificiel et fermé. Céleste Boursier-Mougenot laisse-t-il vraiment le hasard faire ? Ces guitares sont pourtant déjà accordées avant la performance . Son « show » n’est–il donc pas déjà orchestré ?
Ecriture collective des étudiant.e.s du M1 2019-2020 : DEBRAY Clémence, DUARTE Emma, EL KAID GHERBI Zineb, HONG Woojung, JEUDY Emeline, JORDANE Anouk, LEHOT Clément, LULLE Anaïs, MAHI Najat, WU Beier, avec Luc Dall’Armellina
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