Demain des l’aube

Que je vous raconte en quoi consiste mon travail ? 
Pourquoi pas. Je vais commencer par les détails, c’est par eux qu’on fait une vie et c’est eux qu’on oublie toujours quand on parle du SAMU social, enfin surtout la télévision l’oublie, vous c’est différent j’imagine, vous êtes de la radio.

Je fais partie d’une EMA (équipe mobile d’aide) et nous faisons ce qu’on appelle dans notre jargon, la maraude. Mon équipe est composée d’un chauffeur accueillant social, d’un travailleur social et d’un infirmier(e) diplômé(e) d’Etat. 
L’entrée en contact avec les personnes sans-abri nécessite beaucoup de tact et de délicatesse vous vous en doutez. Notre contact avec elles est « ritualisé » par des modes d’approche très précis : respecter une distance cordiale mais non intrusive / adopter la position accroupie dès qu’on est près d’eux afin d’être au même niveau car ils sont souvent assis à même le sol / renouveler les gestes de politesse de façon à ce qu’ils se sentent en confiance. Sans cela, autant rentrer chez nous.

Que je vous conte une histoire singulière ? Elles le sont toutes mais l’une d’entre elles reste gravée dans ma mémoire, au point que… mais vous verrez.
C’était dans un endroit peu habituel pour nous, nous y sommes parvenus à partir d’un signalement téléphonique anonyme : un homme a besoin de vous avenue d’Eylau à l’angle de la rue Henri Martin à Paris.
L’avenue d’Eylau existe bien à Paris mais ne croise pas du tout la rue Henri-Martin. Ma collègue qui a plus d’un tour dans son sac a eu l’idée de chercher sur internet le nom cette avenue et a trouvé son histoire. C’est aujourd’hui l’avenue Victor Hugo, située entre la Place Charles de Gaulle et la place Tattegrain. Elle s’est appelée Victor Hugo le 28 février 1881, lendemain du soixante-dix-neuvième anniversaire de l’écrivain. C’est donc là que nous avons trouvé notre homme, malgré les facéties de cet étrange anachronisme.
 

– Bonjour Monsieur, c’est le SAMU social. Comment allez-vous ? Je m’approche en souriant, m’accroupi près d’un homme barbu, peut-être la soixantaine, les yeux étincelants de vie. Au point que je suis troublé car je sais combien la rue éteint les regards. 
L’homme est assis sur un carton ondulé sur lequel il a réalisé quelques déflecteurs astucieux. Il est installé au dessus d’une bouche d’aération souterraine de façon à capter l’air chaud qui en sort. 
Il n’est pas organisé comme on peut le voir souvent avec un ensemble d’objets permettant de récréer un petit environnement modulable. 

[ photo iulian nistea cc by nc-sa-2.0 ]

– Je vais bien merci, je tiens bien le froid, c’est peut-être ce que je tiens le mieux.
– Ah très bien, c’est une chance parce que la température est à la baisse cette nuit. Avez-vous besoin de quelque chose ? On peut vous offrir un thé ou un café ?
– Oui, volontiers ! Dit l’homme dont le regard est toujours si habité
Il sort de son manteau gris un livre, si usé que les coins des pages en sont tout arrondis, je ne reconnais pas cette édition qui me semble très ancienne.
– Ah, vous lisez ? Qu’est-ce que c’est ? 

L’homme me tends le livre d’une main ferme : La couverture est si usée que je ne peux rien déchiffrer, j’ouvre la page de garde qui le dévoile  : Les contemplations – Victor Hugo 1856
– Vous aimez la poésie ? 
– Non, pas particulièrement, ni même Victor Hugo
– Et pourtant à voir l’usure de ce livre, je devine que vous l’ouvrez chaque jour
– C’est qu’on a lui et moi, une affaire commune
– Ah, et quelle genre d’affaire ? 
– Une de celles qu’on ne peut pas résoudre, la mort vous savez, c’est définitif.
– Voyez ! me dit-il en trouvant la page du poème “Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne..”
 

La page du poème n’est plus lisible qu’à un oeil exercé, l’encre a pénétré si profond dans le papier qu’elle y est soustraite au regard. 
Il en commence la lecture, un doigt posé sur le texte, mais sans le regarder :
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

– Merci pour cette lecture monsieur

L’homme est entré en lui-même maintenant, ses yeux sont redevenus ceux de beaucoup de sans abris, tournés vers l’intérieur. 

– Etes vous sûr de vouloir rester ici cette nuit ? Nous pouvons vous proposer un hébergement si vous le souhaitez, nous ne ferons rien sans votre accord.

– Merci mais je dois rester ici car demain… (L’homme pointe alors son doigt vers le sud). Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai. 

Luc Dall’Armellina

avril 2013, atelier d’écritures avec Arlette Farge – BNF