Nus sommes
A partir du livre de Claire Marin « Hors de moi » Marie Astier, comédienne seule en scène, non seulement raconte leur commun : vivre avec une maladie chronique ; mais fait vivre et vibrer son corps meurtri pour chercher, devant-nous et avec nous peut-être, à dépasser le seul pouvoir des mots.
La scène est vide sauf un banc et un porte manteaux, qui a tout du pied à sérum.
Assise face à nous, elle attend le verdict du diagnostic de sa maladie. Nous ne verrons pas le médecin mais l’entendrons. Voix calme et posée, alternant l’exposé scientifique de son mal et sa traduction pour les non spécialistes. Elle, se décompose lentement, progressivement, traverse les phases successives du choc de cette révélation insupportable. Incrédule, perdue, espérante puis agressive, enfin, résignée.
Soumise à la science, celle de la médecine, qui lui dit que sa vie va changer, profondément parce que… Mais nous savons, que sa vie a déjà changé, qu’elle ne sera plus tout à fait une personne normale, qu’elle s’enfoncera peu à peu dans le statut que tout désormais lui enjoint d’endosser, celui de malade. Tendez vos bras en avant, mettez vos mains ici, là je vais maintenant faire la boucle derrière vous. Voilà c’est fait.
Puis nous vivrons avec elle, car comment ne pas entrer en empathie avec elle lorsqu’elle est prise de convulsions, se roule au sol, dans ce qui pourrait ressembler à une danse du chaos mais qui semble guidée par les assauts de la douleur, dardant l’intérieur de sa chair. Nous vivrons avec elle aussi l’impossible détente avec ses proches, non parce qu’elle ne le veut pas, mais que les démons de la maladie agitent le spectre de la souffrance jusqu’à inhiber son insouciance. Ils parlent et rient, elle semble isolée dans un épais silence, elle est comme l’otage menacée de mort si elle parle. Ses amis sentent son retrait mais ne parviennent pas à la soustraire de ce pacte néfaste. Ils la croient devenue autre alors qu’elle n’a jamais été aussi près d’elle-même, en cherchant à se protéger. Ils la croient perdue alors qu’elle est esclave, ils la croient soumise alors qu’elle est rebelle, ils la croient malade alors qu’elle est douleur. Elle les voit, les regarde, leur sourit mais aucun mot ne parvient à se former et à passer, retenu quelque part dans un de ses nombreux check-points intérieurs.
Et si elle dit après tout tant pis, je vais danser, je vais te montrer, maladie, que tu ne m’impressionne pas, que tu n’as pas à me contrôler, que tu ne m’empêchera pas de vivre, connasse, je fume, je bois et je t’emmerde ; la maladie, elle, guette en silence, préparant le nouvel assaut foudroyant qui va tordre son corps, le mettre au pas, le désarticuler, la roulant à nouveau à terre, la dépossédant.
Parce que la maladie semble être une lente et profonde dépossession, une déprise de soi. Malade, son corps ne lui appartient plus. Couchez-vous là, respirez, sur le côté maintenant, non pas comme ça, voyez-vous nous allons ouvrir d’ici à là, vous ne sentirez rien, vous serez endormie.
Le corps endormi oui, mais il ne lui appartient déjà presque plus, ce corps, qu’elle met à nu devant nous, sur lequel elle dessine au marqueur noir, les zones qui vont être radiographiées, scannées, découpées selon les pointillés, examinées, tranchées, recousues, vérifiées. Des morceaux d’une viande rouge à peau blanche. On assiste à ce spectacle dans un grand choc émotionnel, parce qu’on ressent le sien, on le perçoit à travers tout notre corps, coups de fouets frissons et sueurs froideurs pour nous assis devant elle.
On ne peut s’empêcher de penser que l’hôpital, qui devrait soigner des personnes, en fait répare des corps, et que la personne devra la plupart du temps se débrouiller seule, avec sa famille, avec ses amis, si elle en a.
On ne peut s’empêcher de penser avec Ivan Illich, que l’hôpital comme l’école d’ailleurs, peuvent être conduits à faire le contraire de leur mission. C’est à l’hôpital, réparer des morceaux de corps malades et non soigner des personnes. C’est à l’école remplir des mémoires et programmer des comportements et non éclairer des esprits vivants. Quand ces institutions dysfonctionnent, elles instituent souvent involontairement, la coupure fatale qui désunit la structure de notre humaine condition. Nous sommes des corps habités et pétris de raison sensible, nous sommes des singularités désirantes comme autant de mondes. Et en tant que tels, géographes, voyageurs et peuples nomades du monde entier sont peut-être parmi les plus éclairés pour penser qui nous sommes.
La pièce a débuté avec l’annonce de son mal et se terminera avec l’attente d’une autre, celle du post traitement, débordant de l’espoir d’une rémission. Mais rien ne viendra, l’espoir sera déçu, pas de rémission, pas de solution, vous êtes malade et seule, nous sommes désolés, nous ne pouvons plus rien, rentrez chez vous.
L’espoir reviendra comme il l’avait fait jusqu’ici, entre l’énergie de la colère et celle de la résistance, et puis il s’en ira lui aussi, chez lui, l’espoir. Et puis il sera avantageusement remplacé par l’affection des amis, la profondeur des amours, l’exubérance du rire, la vitalité de la musique, par l’émotion et l’étonnement de la fragilité de tout cela, parce que nus sommes.
L.D.A
Hors de moi
Texte : Claire Marin
Avec Marie Astier
Mise en scène : Simon Gagnage
Chorégraphie : Marcos Ariola
Scénographie : Luciana Bertotto
Création lumière et régie générale : Johanna Boyer-Dilolo
Création musicale : Julien Roussel
Création vidéo : Romain Robert
Costume : Clémence Zrida et Simon Cohen
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