L’air du temps, au Grand-Palais

L’air du temps, au Grand-Palais
Paris, 24 décembre 2009

L’annonce s’est faite pour moi au bouche à oreille : « Une grande roue au Grand Palais ! Allez-y, c’est étonnant… » J’aurai dû me méfier. La dernière fois, c’était pour « Dans la nuit des images » en 2008, la cavalerie lourde de l’art, une approche du type Division Leclerc, menée en vagues frontales, des centaines d’œuvres parmi les plus prestigieuses de nos temps contemporains s’étaient vues réunies sous la coupole géante. Un genre de féerie oui, et son revers aussi, une certaine saturation des unes par les autres. Je n’avais jamais vu une telle abondance et proximité d’œuvres importantes de l’image vidéo, mêlée à des œuvres de jeunes artistes, made in France, produites au Fresnoy, promu pôle d’excellence de l’art vidéo contemporain par madame la ministre en personne. La France cherche depuis quelque temps à se valoriser dans ce qu’elle pense être une course mondiale sans merci. Elle s’y emploie avec une stratégie guerrière. Tout y passe, la santé, la recherche, les arts, à condition qu’ils soient visibles, enfin spectaculaires, car on ne sent pas le même appétit en direction des arts de la rue, du théâtre ou de la poésie. J’ai écrit à propos de « Dans la nuit… » un billet d’humeur, sans doute trop partisan, et plein de doutes, que je n’ai jamais publié. Trop de rancœur face à une conception de l’art, devenue tellement… « industrielle ». C’est le mot qui me vient, mais j’hésite avec « défensive », à moins que ce ne soit plutôt « offensive » ? L’art aussi est à vendre. C’est un fait, depuis que la France est gérée comme une entreprise. L’art qui a tant besoin d’attentions, celle de tous les instants, bien plus que de grands raouts spectaculaires. Qu’est donc devenue la catastrophe des sens ? Comment dites-vous ? Catastrophe d’essence ?

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photo L.D.A – décembre 2009 – Grand Palais, Paris

Récidive donc cette année, dans le même lieu. Notez : je fais la différence entre 2008 et 2009, cet évènement ne se présente pas comme manifestation d’art mais comme divertissement. On passe à pied devant le commissariat de Police au dos du grand Palais. Son bus-commissariat garé là, témoin d’une concession vers une police de proximité je suppose, il est vrai que le 8ème arrondissement en a cruellement besoin. On contourne le bâtiment pour accéder à la façade principale. Là, un car de CRS, un véhicule tout terrain anti-émeute aux vitres grillagées et muni d’une large lame hydraulique à l’avant, plusieurs motos aux gyrophares bleus, tous stationnés devant l’entrée. Les lieux sont bien sécurisés, aucun risque de débordement, l’honnête homme se sent rassuré. Idéal pour pouvoir passer une bonne soirée de fêtes en famille.

On arrive en famille donc, cinq euros l’entrée, pas de tarif famille. On paie, on entre, des vigiles aux gilets jaunes fluorescents s’agitent, on voit effectivement une grande roue derrière leurs épaules, et d’autres manèges à bras articulés qui vous retournent les tripes qui occupent tout l’espace du Grand Palais. Pour chaque attraction il faut débourser cinq euros de plus, par personne évidemment, une sorte de double paiement, ça vous rappelle quelque chose peut-être ? Comment cet argent est-il réparti ? Je propose cette hypothèse : les premiers cinq euros seront pour l’édifice public, qui a dû gérer l’installation de quelques tonnes de matériel et de câblages lumières. Les autres sont pour les forains, normal, ils sont installés dans le grand Palais, la place est chère. Un tour de grande roue, toujours magique, on monte à vingt-cinq mètres, on voit au loin la grande roue, qui concorde avec celle-là, en plus petit, la continuité commerciale est assurée par les chalets de Noël – du même propriétaire – disposés sur les trottoirs de celle qu’on qualifie de plus prestigieuse avenue du monde.

N’allez pas croire que je boude mon plaisir dans les attractions, elles m’attirent et je ne manque pas d’aller chaque année à la Foire du Trône, ou ailleurs. J’aime la fête foraine, son style, ses outrances, ses bruits, ses odeurs mêlées de sueur et de sucres brûlés, mais dans son milieu naturel, et non quand elle fait l’objet d’une capture, n’offrant d’elle-même qu’une pâle imitation. La fête foraine comme animal de zoo, ça rend triste.

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photo L.D.A – décembre 2009 – Grand Palais, Paris

Depuis le haut de la grande roue, on entend le groupe de dix guitaristes et chanteurs qui vient d’entonner son premier chant, chaque soir un autre groupe, toute une programmation, avec de très grands noms du jazz manouche. Pauvres d’eux, le volume des lieux leur renvoie un écho phénoménal. Je les vois d’ici lors de la balance : « On ne peut pas jouer dans ce vacarme ! ». Oui, mais le contrat est signé, se désengager c’est perdre de l’argent et c’est très mauvais pour la renommée. La présence de groupes reconnus renforce l’origine contrôlée de l’opération. Car le ministère de la culture – comme la SNCF et bientôt la Poste – est devenu un simple opérateur. Son désengagement progressif de tout ce qui faisait une conception exigeante de la culture (les écoles, les centres d’arts, les festivals, les musées), c’est-à-dire fondée sur le respect de la pluralité culturelle, s’est couché devant le capital. Comprenez devant l’industrie culturelle. Le modèle, c’est le camp de consommation, enfin je veux dire, le parc d’attractions, ma langue a fourché. Le couple présidentiel avait donné le ton, souvenez-vous – oui je sais c’est pénible, mais ne faisons pas l’autruche – en s’affichant devant la presse, à EuroDisney, c’était en 2007.

Morose, je suis descendu de la grande roue. Nous sommes passés désabusés devant des stands de tir, de loterie avec ses mini-motos, ses peluches géantes de Baghera, devant un attrape cadeau à pinces, et c’est aux auto-tampons que nous avons poursuivi notre soirée. Secoués frontalement et latéralement comme il se doit. Délestés d’une soixantaine d’euros, nous avons pris le chemin de la sortie, non sans avoir devant les caisses, persuadé quelques indécis qui nous interrogeaient de passer leur chemin.

Lors du retour, en contournant le Grand Palais, et avant de quitter des yeux sa monumentale façade éclairée, j’ai cru voir une ombre la traverser, telle la silhouette furtive de Bat… non, impossible. Nous avons déambulé encore un peu devant les chalets de Noël sur les Champs Élysées, des stands de foulards et écharpes, de bonnets et de ballons rouges. Passé l’angle du bâtiment, c’est le rire sardonique du Joker que j’ai cru entendre, sourdre au milieu de la foule. Au loin la tour Eiffel lançait son rayon scrutateur à deux têtes, juste au dessus des toits de Paris.

L.D.A