La pauvreté fait les voleurs comme l’amour les poètes.
Proverbe Indien
« Aujourd’hui je l’ai fait ». Vous les avez vues dans le métro ces affiches, sur les trottoirs, défilant à cycle réguliers dans les boîtes éclairées comme vous de l’intérieur – mais pas de la même façon – par Decaux. Souvenez-vous, c’était il y a quelques mois seulement. Vous les aurez vues en séquences vidéo à la télévision, imprimées dans vos journaux, animées sur le web, en slogans sur vos smart-phones. Des images énigmatiques, des portraits photographiques d’hommes et femmes, nos contemporains. Aujourd’hui, ils l’ont donc fait. Très bien. A voir leurs faciès, on devine que c’était agréable.
Des adultes ou en voie de l’être, hommes et femmes, entre 18 ans et 45 ans. Faut-il croire qu’avant c’est trop tôt, et qu’après c’est trop tard. C’est ce que disent les images. Enfin, « dire » est une métaphore, un excès de langage, car les images ne disent rien. Elles suggèrent, proposent, relayent, orientent, disposent, imposent. Donc leurs visages expriment une satisfaction toute intérieure, ici les yeux mi-clos, la tête renversée, là une moue de défi et des yeux rieurs, ici on lit très bien la fierté : front haut et port de tête altier, là encore c’est l’euphorie d’avoir manifestement accompli quelque chose de rare, peut-être d’héroïque, ici quelque chose de grand et beau, voire d’exceptionnel. Leurs traits sont tirés, ils ont ces petits plis là, aux entournures des yeux, infra-signes d’une fatigue de plaisir.
– Mais qu’ont-ils donc fait ? Parcouru un marathon ? Gravi un sommet de glace et de roc ? La face nord de l’Eiger ? L’Ama Dablam ? Ecrit un roman fleuve en apnée ? Un néo Ulysse ? Sont allés au bout de l’Erzbergrodeo ? Se sont jetés d’un pont en saut de l’ange, à l’élastique dans le Vercors ? Fait le temps scratch au général sur une 1200 Multistrada en mode racing chaussée de slicks ? Non ?!… Effleuré le nirvana ? Rencontré le divin ? Caressé une pierre de lune ? Là je m’incline…
– Allez, je me lance, sans joker. Tout ce bonheur affiché avec tant d’ostentation a pour (co)responsables deux neuromédiateurs aujourd’hui superstars, produits par nos corps pendant l’effort physique intense : sérotonine et dopamine. Top là. Je parie que demain on nous vends, allez j’exclu la pierre de lune (stocks épuisés) et la moto (non disponible en full power en France) et vous livre mon hypothèse : c’est sûr, c’est l’amour qu’ils ont fait, c’est des préservatifs qu’on veut nous vendre !
– Naaannn, t’es dingue !
Attention pas le tout venant disponible partout dans la rue en distributeur, qui a vécu des températures extrêmes été hiver et qui n’est même plus assez fiable pour transporter un poisson rouge le temps de laver l’aquarium. Non je parle d’un truc vraiment innovant, à même de justifier une telle campagne. Un truc inimaginable, et c’est un euphémisme : ultra sensitif, adaptable, respectant la géographie intime de tous, couleur personnalisable, ordinateur de bord intégré, garant de la bonne harmonie des couples, affinant la qualité du plaisir des partenaires, assurant une discrète et efficace assistance à l’extase conjointe et simultanée (option débrayable) selon les sept modes proposés (auto, tender, soft, hard, brutal, bizar, customize). La révolutionnaire capote adopte également différentes finitions de surface par micro-irisation et pico-morphogénèse affectant directement le nano-élastomère, un chaud froid réglable de 16 à 42 degrés, du lisse au rugueux par interpolation, strié ou annulaire, hérissé ou globuleux. La capote magique est aussi dotée de l’AEM (assistance à l’éjaculation maîtrisée) et d’une alarme cinq tons pour la détection préventive de la perforation, etc.
Voilà où j’en étais de mon facétieux délire, imaginant l’argumentaire marketing, sourire aux lèvres, dévalant quatre à quatre les escaliers du métro : ce qu’ils avaient tous fait ? Une évidence : l’amour ! Nous pouvions dormir tranquille, l’amour était là vous dis-je, butinant entre nous tous, ces beaux visages épanouis le disaient ! L’amour est-en-fant-de-bo-hème !
– Et alors ! La suite !?
– Il est des matins dont la cruauté est vraiment trop crasse…
– Ta tartine est tombée à terre sur la face confiture ?
Vous aurez comme moi découvert et peut-être avec le même dégoût, la seconde phase de ce teasing, pardon, de cette re-programmation symbolique de nos cerveaux reptiliens (besoins primaires, instinct de conservation, réflexes innés, comportements stéréotypés) en pulsions consommatoires, parmi les plus sollicitées chez sapiens-consuméris.
– Et où est le mal ? Moi la pub, j’adore !
Ils n’avaient pas du tout fait l’amour, les cons. Ils avaient tous ouvert un compte chez ING. La belle affaire. Ils l’avaient fait, mais pour de l’argent. Abattu, déprimé, diminué, j’ai laissé faire mon corps, agrippé des deux mains à la rampe, titubant en glissades malhabiles sur les marches, péniblement jusqu’au métro. Une journée inutile s’annonçait, noir et blanc, peut-être vivrai-je une rémission ? Quelques rares instants en niveaux de gris ? A défaut de graal, il faut bien vivre. A reculons, j’y allais. Après l’abattement vint la colère. SOS Amor.
– Hé ça c’est du Baschung !
Vendu l’amor, au capital. Mille fois d’accord avec un autre Alain, le philosophe Badiou : l’amour est menacé de toutes parts. C’est la priorité politique, peut-être la première, fondatrice sur laquelle il nous faut nous battre. Lisez son essentiel : « Eloge de l’amour » (une critique ici ). Un régal, après ça vous vous demanderez peut-être quel métier exercent vraiment Onfray ou Ferry et vous aurez sans doute envie de lire ou relire Aristote, Spinoza, Nietzsche, Deleuze, Lévinas ? A moins j’y pense que vous ne préfériez le cinéma, avec le même titre, Jean-Luc Godard l’a fait, lui aussi, son éloge (voir ici).
Alain Badiou dit (bien d’autres choses, mais ceci entre autres) que l’amour est peut-être menacé aujourd’hui par deux attitudes : L’une, bourgeoise, qui le musèle par sa normalisation, son institutionnalisation, l’amour sous contrat tous risques : quoi qu’il arrive, on est couvert. L’autre, hédoniste, son verso littéral, qui lui coupe les ailes par la jouissance promettant un risque zéro d’attachement. D’un côté donc, la sécurité (politiquement à la mode), de l’autre la consommation (structurellement dans les usages). Exit les autres formes : des produit trop compliqués à vendre, sans aucun doute.
– Et alors ? Chacun fait comme il veut !
Des changements se produisent. Un cynisme avance, larvaire, rampant dans les coins. Remarquez, nous aurions dû en flairer l’imminence, voilà plusieurs mois que la publicité (pardon, la re-programmation de nos réflexes pavloviens en pulsions d’achats) nous envahit selon ce mode. On a avec ce teasing ING, un très bel exemple de la façon dont le marketing et la publicité s’approprient la libido (la nôtre) et visent une synchronisation des comportements humains avec les productions des multinationales comme le dit Bernard Stiegler (voir par exemple « Le désir asphyxié » )
Et les exemples ne manquent pas, vous n’aurez pas manqué celle-ci « Il a la voiture, bientôt il aura la femme » (Audi), c’était en 1993 je crois, effrayante quand on y réfléchi. Dans les rames du métro tout récemment, nous ramions – on paie pourtant cher le billet – et on a pourtant pu lire des choses comme : « Liberté égalité livret a », « Soyez pingres. Vendez vos cadeaux » ou encore « Pas gâté par le Père Noël ? Vendez vos cadeaux ». Un sondage TNS-Sofres commandé par eBay (lire l’étude) montrait même qu’un tiers des personnes interrogées se déclaraient déçues par leurs cadeaux de Noël. L’attention qu’on vous porte ne vous convient pas ? Vendez-là !
– Ben quoi ?
La déception compte aujourd’hui parmi les sentiments les plus inacceptables qui soient. Au moment où le critère dominant entrant dans la composition du bonheur est la satisfaction par la jouissance des biens, il est naturel que cette dernière s’impose partout comme un salut. De là au dogme, il n’y a qu’une pub.
– Parce qu’il y en a d’autres ? Je veux dire, des horizons ?
C’est pourtant à partir du décept – même s’il s’agit de le dépasser et non de s’y complaire – que se créent pas mal de choses comme la pensée critique, la relation esthétique, la création, le désir même, dont Stiegler a dit sur tous les tons que nous étions malades (« Aimer, s’aimer, nous aimer », [ une note de lecture ici ]
– Paroles, paroles, paroles
Marcel Proust : « On n’arrive pas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de l’être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception. Les rêves ne sont pas réalisables, nous le savons ; nous n’en formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d’en former pour les voir échouer et que leur échec instruise. » La Prisonnière, 1922, p. 183.
– Trop intello !
C’est parce que le signe est imparfait, que le mot juste reste toujours à trouver et à dire, que l’expression est incomplète, et les représentations qu’ils forment en conséquence toujours à rejouer, que le jeu des arts, le jeu social et le jeu symbolique peuvent s’exercer et se renouveler sans cesse, dans tous nos champs d’activités. L’incomplétude ? Le sel de la vie ! Son dynamisme, son énergie même !
– Je préfère Proust, au moins c’est connu.
Notre président demandait en février 2008 à MM. Joseph Stiglitz (Président de la Commission éponyme), Amartya Sen (conseiller) et Jean-Paul Fitoussi (coordinateur) de mettre en place une commission qui a pris le nom de Commission pour la Mesure des Performances Économiques et du Progrès Social (CMPEPS). Ensemble ils inventaient le B.I.B (un article sur AgoraVox) . Invention géniale ? Plutôt une resucée puisqu’en 1972, le roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck – pas même cité – souhaitait déjà bâtir une économie qui servirait la culture du Bhoutan. Il proposait le bonheur national brut (BNB), comme un essai de définition du niveau de vie en des termes moins exclusifs que le produit national brut. Pendant qu’on parle de nouveaux critères pour le bonheur, on relativise ceux sur lesquels plus personne n’a de prise, surtout pas une politique indigente.
Mais revenons au texte et à l’image, ce « je l’ai fait » marque la satisfaction d’un désir assouvi qui renvoie à un autre, pulsionnel, qu’il suffit de solliciter – tapis là dans l’ombre tout près – pour peu que le message soit bien organisé. C’est ce que rêvait déjà de faire la réclame jusque dans les années 70, c’est ce qu’a fait la publicité jusque dans les années 90. Les temps changent, il est de temps de qualifier d’un nouveau terme ces activités qui ont muté en programmation de nos schèmes comportementaux. Les termes de manipulation (pour la pub haut de gamme), ou de conditionnement (pour la pub bas de gamme) sont sans doute plus justes aujourd’hui. Conditionnement : c’est ainsi qu’on nomme l’action de ficeler ensemble des produits par paquets de six ou douze. Empaquetés grégaires que nous sommes, prêts à être livrés corps et biens, mais à qui ? Au marché, certes mais d’abord à nos propres illusions. Car c’est nous qui décidons de nos asservissements, nous sommes même prêts à payer très cher pour ça. Mais que décidons-nous vraiment ? Jenny Holtzer écrivait ses petites phrases (Truism, City Poèms) sur les journaux lumineux de Picadilly à Londres, loués le temps d’une intervention sur les lieux du temple du capital. L’une d’elles disait : « Protégez-moi de mes désirs ». Nous ne l’avons guère entendue. Peut-être ne le pouvions-nous déjà plus, c’était en 1970.
– Attention, séquence has been ! (Putain c’était bien !)
C’est vrai, et je la préfère encore à la séquence revenu de tout (Tout ça c’est de la m…) que je préfère encore à la séquence molle (Ha mais je veux surtout pas prendre parti !). Celle-ci est sans doute la pire de toutes, elle relève du cumul d’au moins trois ignorances. La première, scientifique, car depuis le principe d’incertitude (1927) de Heisenberg on sait que ne rien faire est déjà un faire qui transforme le milieu ambiant. La seconde concerne l’histoire qui s’est vue infléchie avec l’action des engagés plus qu’avec la mollesse des suiveurs. La troisième raison est de pure mauvaise foi : c’est plus fort que moi, j’emmerde les neutres tout autant (mais pas de la même manière) que les rigides dogmatiques. Les pré-visions d’Adorno et Horkheimer dans « Les industries culturelles » ne nous ont guère éclairé non plus. Ni la colère décapante de Guy Debord dans « La société du spectacle », ni le désespoir énergétique de Pier Paolo Pasolini dans sa « Mort des lucioles », ni la distance explosive de Giorgio Agamben, ni…
– Oui ? Ninon tu pourrais si tu le voulais, me dire oui !
Il faut « organiser le pessimisme » dit Walter Benjamin. Et les images — « pour peu qu’elles soient rigoureusement et modestement pensées, par exemple comme images-lucioles — ouvrent l’espace pour une telle résistance. » dit Georges Didi Huberman
– Amour, Proust, Lucioles, et maintenant bonheur, je dessèche, s’il te plaît donnes-moi une autre bière…
« L’amour est à réinventer, on le sait ». C’est depuis sa « saison en enfer » qu’Arthur Rimbaud écrivait ces mots. Certainement oui, il est à ré-inventer, toujours. C’est peut-être que le mouvement qui le fait naître s’invente au moment où il s’invite, c’est là son horizon, sa force et son fragile, sa rareté, son prix.
– Beaucoup trop cher !
Pour Dieu, certainement pas. Mais en amour, il n’y entends rien : nous et nous seuls pouvons.
– Selon Jacques Lacan « L’amour, c’est donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en a pas besoin ».
S’il l’a dit, c’est qu’il devait le voir ainsi d’où il était. D’un endroit assez triste. Je préfère penser que c’est l’ensemble des forces qui nous unissent et qui résistent à leur normalisation comme à leur consommation.
L.D.A
Vraiment très intéressant!!!