* « Le bonheur n’est pas défini par ce que nous avons, mais par ce que nous sommes » (collectif « 1000 Gestalten »).
1000 Gestalten (capture) – 2017
Le 5 juillet 2017, lorsque les membres du collectif se rassemblent en masse au cœur de Hambourg, cela fait déjà une heure et demie que chaque individu recouvert d’une couche d’argile grise ère au ralenti dans les rues, accompagné par un cliquetis métallique. Les passants, touristes ou habitants du quartier, ne savent pas à quoi s’attendre face à une marée humaine qui ne cesse d’augmenter. C’est alors qu’un homme se met à se tordre, se frotter les yeux comme s’il retrouvait la vue. En se mouvant, il ôte sa veste et fait jaillir son t-shirt bleu au cœur du collectif gris. Comme revenu à lui-même, il tend la main à un autre individu qui s’échappe de l’argile à son tour. Quinze minutes plus tard, c’est un nuage de fumée grise qui recouvre la place. Jusque-là sombré dans le silence, chacun danse, crie, rit. Les membres du collectif se serrent dans leurs bras et les applaudissements retentissent.
Si personne ne sait précisément pourquoi une telle performance a eu lieu, tous ont compris le message de délivrance et ressenti l’angoisse de cette couche grise oppressante dont il faut se libérer. Mais que représente-t-elle ? Le collectif 1000 Gestalten précise ainsi son intention : « Happiness is not defined over what we have, but who we are », telle est la devise défendue par le collectif qui dénonce un monde trop matérialiste et rythmé par la finance.
Ce n’est pas un hasard si la performance prend forme deux jours avant le G20. Le collectif initiateur, « 1000 Gestalten », s’est formé en février 2017 en vue de préparer une performance pour ce sommet international. Les représentants politiques des 20 pays les plus riches du monde se réunissaient à Hambourg (Allemagne) les 7 et 8 juillet 2017. Les « 1000 figures » du collectif rassemblent une centaine de personnes issues du monde de l’art, de l’artisanat et de la communication. Un tel événement a pour but d’incarner une société dénuée de tout sentiment, de solidarité ou de relations humaines saines. La couche grise représente ainsi l’effacement des personnalités de chaque individu, qui rejaillissent finalement, et difficilement, via la couleur. Cette performance puissante et poétique aura nécessité six mois de préparation.
Une œuvre infiltrée
Les passants, policiers ou civils, assistent comme nous à la scène qui nous est présentée, ils sont pris à parti pour vivre ce temps bon gré mal gré leur quotidien respectif. Ces silhouettes qui interpellent viennent d’ailleurs prendre tellement de place que ce sont presque les habitants qui semblent intégrer la performance sans en avoir pris connaissance avant. Elle n’aurait pas le même impact en dehors de cette spontanéité des spectateurs. Nous sommes ici face à une volonté d’exhibition. Les performeurs se déshabillent et déshabillent l’espace, jouissent d’une liberté qui implique que nous partagions ce moment avec eux, s’immisçant dans la vie publique et exposant l’intime. La performance a pour intention d’infiltrer la ville, mais elle est aussi une porte ouverte sur l’état du monde, appelant à en sortir tous ensemble.
L’œuvre est performative, elle manifeste une volonté de s’immiscer sur la scène politique. À l’heure du G20 de 2017, la parole n’est pas donnée librement à tous, et c’est donc une volonté d’imposer une autre voix qui a motivé la performance du collectif. Cet investissement de la scène politique se fait pour autant diplomate, la performance n’impose pas un discours oral porté par des mots, mais dispose les éléments contradictoires aux discours d’une élite politique. C’est une mise en corps qui tient plus d’une réalité de la société, une métaphore qui fait que leur action est remarquée et remarquable (au sens propre comme figuré). Que et qui sommes-nous en train d’applaudir ? La performance, la liberté retrouvée ou le message du collectif ? Ce sont bien ces questions qui viennent alimenter notre perception aujourd’hui. L’un des représentants du mouvement a dit : « Beaucoup de gens ne veulent plus supporter l’impact destructeur du capitalisme. Ce qui nous sauvera à la fin, ce n’est pas le solde de notre compte en banque, mais le fait de pouvoir tendre sa main aux autres », (source : reporterre.net)
Les performeurs viennent justement s’exprimer, témoignant du poids sociétal qui pèse sur la population qu’ils rencontrent. Ils alertent aussi ce corps de la société par une mise en échos de sa réalité, en opposition aux têtes que représente le G20. Les cris et pleurs silencieux laisseront progressivement place à la réjouissance et l’espérance par le biais des applaudissements, des larmes de joie, des sauts et cris de liberté. Cette déferlante émotive au milieu de l’espace public vient non seulement rendre vie à ce qui semblait morne, mais vient également introduire une catharsis de ce prototype sociétal décrié collectivement.
Le rythme de la vie
Dans la captation audiovisuelle, le rythme du montage et l’utilisation de la musique pour 1000 GESTALTEN font transparaître une notion d’éveil ou plutôt de réveil. Sont d’abord filmés les passants, dans des restaurants, sur leurs téléphones, quelques « Gestalten » sont dans le cadre mais ne semblent pas perturber ces passants. Les figures zombiesques envahissent peu à peu le cadre du quotidien et la caméra se concentre ensuite sur la performance. Il y a déjà dans cette première minute de la captation de la performance, la thématique de l’indifférence, de l’aliénation avec cette performance qui semble s’installer sans perturber le quotidien.
La manière de filmer la performance fait inévitablement penser aux films de zombies, en particulier à ceux de Georges Romero qui a re-modernisé le mythe du zombie haïtien en lui donnant une portée symbolique et contestataire. Il y a en effet, cette même manière de filmer ces figures comme une masse apathique, déambulant sans but, enjambant les cadavres de leurs semblables sans y prêter attention. Là aussi comme chez Romero , ces figures au cours de la performance seront des symboles d’individus aliénés. L’ambiance musicale se compose durant la première moitié par une sorte de bruit d’eau répétitif, parfois rejoint par des bruits d’hélicoptères, rendant l’ambiance d’autant plus oppressante. La « musique » (faut-il dire l’univers sonore ?) devient donc descriptive, voire narrative, elle vient ajouter une interprétation sur le déroulement de la performance.
Puis on arrive à la célébration de la fin sur un plan d’ensemble sur la foule, contrastant avec les plans du début plus serrés.
La palette chromatique comme vecteur d’angoisse
Nous découvrons les acteur.ice.s de la performance recouvert.e.s d’une couche grise. D’où vient-elle ? On ne sait pas, mais elle est déjà là, les rendant rigides, mornes, tristes. Ici, la couleur grise devient envahissante : elle vient prendre de plus en plus de place sur les autres couleurs de la ville et sur l’écran : Les performeurs arrivent, teintés de gris comme pour faire échos à l’architecture de la ville, longeant pour certains ses murs, trébuchant au sol pour d’autres, ils viennent finalement émerger de cet espace public, le message porté est donc celui qui émane de celui-ci.
Couverts de la couleur grise de l’argile, ils ne se voient pas mutuellement. C’est ce qu’on cherche à faire la plupart du temps, se fondre dans la masse. S’habiller à la mode pour être dans l’air du temps est aussi un but pour beaucoup d’entre nous, mais à quel prix ? Finalement, on est tous plus ou moins habillés de la même manière. Le comportement de certains individus nous encourage à se faire discret. Avec tous ses paramètres sociaux, on en vient à ne plus regarder autour de nous, comme si nous étions seuls. Commence l’angoisse. La couleur grise pourrait représenter toutes ces normes qui ne sont pas tangibles, mais qui existent bel et bien, prenant énormément de place dans nos quotidiens.
Finalement, c’est une couverture morne qui représente l’enfermement de l’esprit : on ne s’imagine pas qu’un autre monde est possible, on reste coincé dans une société individualiste et dirigée par l’argent.
En 2016, la prestation engagée du groupe de danse “The Grey People” par le chorégraphe Benke Rydman présentée à l’Eurovision avait mis en scène les souffrances internes et externes des réfugiés dans le monde en portant un message d’espérance. Les deux performances usent de la couverture corporelle grise pour noter le manque d’identité individuelle. Il s’agit également d’informer d’une réalité bien souvent peu montrée et de découvrir des identités occultées afin d’apporter au public une espérance dans le collectif. Les danseurs étaient alors allés à la rencontre du public, tout comme nos performeurs sont venus provoquer la rencontre par le passage de la scène artistique à la scène publique. Benke Rydman s’est exprimée sur le sujet : « Pour nous, c’est une masse grise sans identités venant de tous pays. Il s’agit donc de se dépouiller de cet argile, devenu un filtre. Une fois cette couche retirée, on peut voir l’être humain. »
D’autres palettes chromatiques peuvent exprimer des angoisses similaires. Dans La Vie Nue d’Antoine d’Agata, œuvre audiovisuelle produite à l’heure de la crise sanitaire du Covid-19, on peut voir que la palette choisie est composée majoritairement de rouge et de couleurs chaudes (jaune, violet, …), tandis que la couleur grise est associée communément à la monotonie, la tristesse, l’ennui et le malheur. Nous avons alors deux œuvres avec des palettes chromatiques complètement opposées, pourtant les deux vidéos dégagent cet effet d’angoisse.
Lors de la performance de 1000 Gestalten, nous pouvons donc aisément apercevoir ce contraste dans les couleurs. Ce contraste entre le gris, une couleur terne qui n’en est pas réellement une finalement, qui peut rappeler la mort mais aussi le côté “mort-vivant” sortant de la terre est mis en opposition aux couleurs vives que portent les acteurs sous leur couche d’argile.
Ce qui les caractérise c’est qu’ils sont tous pareils, inondés de la tête au pied de gris. Leur démarche est lente, elle semble même douloureuse, aucun regard n’est échangé, il n’y a aucune interaction. Leurs peaux craquent. Ils sont tous vêtus de manteaux ou de vestes. Démarche, comportement: qu’ils soient vieux ou jeune, grand ou petit, il n’y a aucune différence. Ils sont gris, comme la rue, comme le béton. Il y a une assimilation entre ces personnages et l’environnement.
Cette uniformisation par la couleur accentue l’effet de perte de notion de la singularité de chacun. L’uniformisation par le gris vient en écho au conditionnement social, pour faire lumière sur l’oppression invisible qui s’exerce sur une identité que nous ne reconnaissons pas.
La performance fait appel à notre imaginaire collectif, à une certaine dystopie : le retour d’êtres non vivants qui reviennent pour nous envahir. Les voir provoque chez nous un besoin/une envie de retrouver notre humanité face à leur déshumanisation et à leur comportement. Ces corps qui marchent sont là, animés, et pourtant ils ne sont pas habités par des personnalités.
L’uniformisation à travers cette couleur unique rappelle aussi que nous pourrions nous diriger dans un sens unique ou subir un sens unique : subir les décisions du G20 par exemple. Qu’il est dangereux pour nous de ressembler à cette masse et que cette masse subirait la domination des élites comme celle du G20.
Se pose alors une question chez le spectateur : Est ce que nous ressemblons à cela ? Est ce que nous pourrions devenir comme cela ? Cette performance est un avertissement au regard de l’actualité.
Retrouvez le collectif « 1000 Gestalten«
Un article écrit par Fabienne, Sophie, Cyrielle Laurine, Laura, Sandra, Michel du master 1 CPECP 2021 accompagnés par Luc Dall’Armellina
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