« Le 16 mars au soir, la veille du début officiel du confinement, je prends l’appareil thermique et je commence à marcher, hagard, dans les rues de Paris », Antoine d’Agata, 2020.
Antoine d’Agata, né en 1961 à Marseille, est un photographe documentaire et cinéaste français. Il photographie depuis 30 ans et revient travailler ici avec une caméra thermique pour la seconde fois à travers l’œuvre La Vie Nue (la première étant en 2015). L’artiste a pour cette œuvre, arpenté la capitale durant la pandémie entre le 17 mars et le 11 mai 2020.
En utilisant cette technique photographique, Antoine d’Agata prend des clichés d’actualité et les met en scène dans une vidéo de 7 minutes et 53 secondes. Cette dernière, disponible sur le site de l’Opéra de Paris, est rythmée par la dynamique d’une musique. Le titre “La Vie Nue” peut renvoyer à l’idée du philosophe allemand Walter Benjamin dans son texte “Pour une critique de la violence”. Giorgio Agamben interprète l’expression “vie nue” comme étant “la vie élémentaire” et une dans sa “dimension de vulnérabilité”.
Le rythme de la vie
Dans l’œuvre « La vie Nue », Antoine d’Agata nous fait vivre, par le rythme de son montage, la progression de l’épidémie. L’image se compose en trois cadres, à gauche, des photographies de citadins dans les rues parisiennes, au centre des bâtiments, à droite des soignants. Chaque partie correspond à un ensemble commun celui de la vie pendant l’épidémie. Les cadres de ce triptyque possèdent leur propre rythme de défilement d’images, du plus lent au plus frénétique.
On peut noter (image ci-dessous), que par exemple pour le cadre de gauche représentant des hommes et des femmes, le rythme est assez lent comme pour signifier que la vie quotidienne est au ralenti, alors que pour le cadre du centre, le rythme accélère, est montre par une ville déserte que le confinement et les mesures de distanciation sociale prennent le pas sur la vie « normale ».
Puis, tandis que les images défilent, que leur rythme s’accélèrent, tous les cadres vont se composer uniquement de photos de soignants. C’est la montée de la pandémie, les images de bâtiments et de rues laissent place aux photographies d’hôpitaux, de corps en réanimation qui occupent tout le triptyque. Les bruits de respiration qui accompagnent la musique sont plus intenses, plus rapides aussi.
La vie nue – Antoine d’Agata – 2020 (capture)
Avec un montage très rythmé, la musique vient renforcer cette sensation d’angoisse et de peur liée à l’actualité sanitaire et sociale. Tout comme pour l’image, la bande son devient intense et rapide et fait écho à l’univers médical qui prend une place de plus en plus importante.
L’orgue, par ses notes désaccordées (5:50’), sonne-t-il le glas ? Le fait que nous entendions dans un fragment de secondes une sorte de respiration oppressante (6:46’, 7:00’- 7:10’) nous suggère le dernier souffle des patients. Le volume baisse comme celui d’un rythme cardiaque, le son s’arrête brutalement et de manière inopinée, comme la mort.
Palette chromatique
Dans l’art toute chose est souvent pensée et réalisée dans un but précis. Que ce soit dans l’intention de transmettre un message, une idée, un sentiment ou encore une vision… Selon ce principe-là il est clair que choisir une certaine palette chromatique apportera à l’œuvre une identité qui permettra au spectateur de comprendre et ressentir la vision de l’auteur.
Le choix des palettes chromatiques d’une œuvre visuelle oscille donc entre le choix purement esthétique (comme pour le ‘’Sin City’’ de Frank Miller et Robert Rodriguez avec une esthétique noir et blanche et des pointes de couleurs vives comme le rouge ou le jaune) et le choix purement symbolique (qu’on retrouve dans le triptyque ‘’Trois couleurs’’ de Krzysztof Kieślowski, où, respectivement dans chacun des trois films, la couleur bleue puis blanche et enfin rouge, qui opère en allégorie de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité »).
Cependant, le choix des couleurs dans une œuvre reste assez souvent tout autant esthétique que symbolique. Dans l’audiovisuel, la couleur est un élément symbolique et narratif pouvant être transformée, modifiée, grâce aux outils de fabrication d’images (pellicule retravaillée, saturation des couleurs, des contrastes, ajout de reflet etc…).
Dans La Vie Nue d’Antoine d’Agata, la thermographie révèle des couleurs chaudes et des couleurs froides. L’appareil capte la chaleur et non la lumière, d’où les rouges, oranges et jaunes qui émanent des êtres vivants et des couleurs entre bleu et violet sur les objets inanimés.
La vie nue – Antoine d’Agata – 2020 (capture)
Le rouge est une couleur qui est souvent associée à l’idée de danger, de sang, ce qui conforte cette sensation d’angoisse pour les spectateurs. En effet, elle interpelle notre instinct de survie. Mais symboliquement, le rouge est aussi une couleur liée à la vie, la chaleur… Elle représente le besoin de vivre contrairement à la couleur grise qui est associée à la monotonie, la tristesse, à l’ennui et au malheur.
C’est la seconde fois qu’Antoine d’Agata travaille la photo thermographique. Après les attaques du Bataclan, en 2015, le photographe avait capturé des instants de rituels religieux au sein d’églises et de mosquées. Une manière pour lui, de « réinventer » l’icône religieuse.
Déshumanisation & uniformisation
Déshumaniser correspond à l’action « de faire perdre son caractère humain à un individu, à un groupe, de lui enlever toute générosité, toute sensibilité ». À quoi reconnaît-on un être humain ? D’abord, nous sommes particuliers dans nos traits, notre gestuelle, nos choix…
La déshumanisation se traduit ici par des images infrarouges de corps qui se ressemblent tous et qui ne sont plus uniques. Tout ce qui fait l’humain, ce qui nous différencie, a disparu : il n’y a plus de visages, plus d’expressions, plus de mouvements… Sur ces images, on n’aperçoit plus que des détails thermiques, rien qui nous permette d’identifier les personnes photographiées. Cela amène à l’uniformisation du monde, ou tout au moins à l’idée que la maladie nous rend semblables. Tout a la même couleur, que ce soit les immeubles, les personnes dans la rue allongées ou couchées dans les hôpitaux.
La vie nue – Antoine d’Agata – 2020 (capture)
Cette œuvre permet de montrer la vie par la chaleur des corps en vision thermique. Dans cette situation de crise, d’angoisse, d’une maladie qui peut conduire au décès, cette chaleur contraste avec le froid que peut renvoyer à la mort, mais aussi au milieu hospitalier en tension, qui en même temps qu’il sauve des vies, devient malgré lui, inhospitalier pour les personnes.
La place du spectateur
Nous pouvons qualifier l’œuvre de d’Agata d’intrusive. En effet, tout le monde peut s’identifier et l’absence de signes distinctifs permettent de se sentir inclus. D’Agata nous introduit dans la vie intime de ses protagonistes – acteurs et spectateurs. Ces derniers sont à la fois sujets d’étude et reflet de l’humanité. Les fragments de chaleurs permettent à chacun de s’identifier à l’œuvre.
Les sens du spectateur sont manipulés par le vidéaste (la vue, l’ouïe). Laisser les photos de l’univers hospitalier plus longtemps à l’écran par la cadence du montage est une volonté de l’artiste. Ces scènes médicales nous amènent à sentir la vie et la mort. La photographie thermique en même temps qu’elle anonymise les sujets, déshumanise leurs corps.
L’artiste exploite également l’espace urbain (ruelles, bâtiments, commerces. etc.) et ses badauds. Par son travail, il nous amène à porter un regard différent sur la pandémie et en souligne les couleurs, le rythme et en intensifie l’intensité dramatique.
La thermographie implique l’intrusion jusque dans les corps et ne permet d’occulter quoi que ce soit. Les images qui plus que de présenter l’espace public, mettent en tension et la vie et la mort. “ Nous ne sommes qu’un peu de chaleur solaire emmagasinée, organisée, un souvenir de Soleil. Un peu de phosphore qui brûle dans les méninges du monde. » Cette citation de Paul Cézanne nous est peut-être donnée en introduction afin que nous ne nous pensions pas seulement comme des voyeurs ?
Cette œuvre suggère le rythme de la vie. Elle prend forme par le biais d’images et de sons. Ces derniers font naître des ambiances différentes, tantôt angoissantes tantôt inquiétantes. Le contraste entre la vie et la mort rendu omniprésent par la thermographie, peut amener le spectateur à s’identifier aux personnes comme « thermographiées ». Une forme d’empathie naît du concept de d’Agata, invitant l’auditeur à participer comme malgré lui à cette auscultation du temps de pandémie présent. L’œuvre est à l’image de son époque : dégradée, troublante et nous amenant pourtant à redécouvrir la qualité et la fragilité de nos relations et de nos solidarités.
Article écrit par Enzo, Amélie, Emilie, Carla, Candice, Claire, Vincent, master 1 CPECP 2021 accompagnés par Luc Dall’Armellina.
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