Ecritures éphémères – l’expo

On propose un workshop, on dit ça porte sur les écritures éphémères, on dit sous toutes ses formes, écrites, filmées ou dessinées, vous n’êtes pas obligé de prendre les choses au premier degré, c’est vous qui dosez le degré avec lequel vous allez laisser infuser cette idée d’écritures éphémères dans vos propres questions et pratiques.

Si vous n’avez pas de questions, pas d’idées, pas de panique, respirez, buvez un verre d’eau, discutez avec votre voisin-e. On fera deux ateliers pratiques dans les dix jours, un par semaine, laissez vous porter et expérimentez, l’eau, la lumière, grandes pourvoyeuses de l’éphémère.

Et puis on espère que quelque chose se passe, qui nous dépasse, qui n’est pas ce qu’on a dit ou pensé mais vienne heureusement le compléter, le percuter, le rencontrer, l’augmenter, le déplacer. Il suffit généralement de regarder et d’écouter attentivement, et une telle chose se produit, parce que c’est dans l’ordre du monde que les choses soient en interactions.

On montre des images, beaucoup, on dit voyez, ces productions n’ont pas les mêmes lieux ni les mêmes dates ni les mêmes origines ni ne répondent aux mêmes nécessités. Certaines – la grande majorité – en arts, d’autres nées pour la mesure, de l’activité par exemple, comme chez Marey ou chez Franck et Lilian Gilbreth. Mais voyez aussi que ce qu’elles partagent toutes, c’est la fragilité de leur existence de signes, leur état de presque lettre ou de presque image, qui a suffisamment intéressé ou ému celle ou celui qui l’a réalisée et l’a fait advenir…

Puis on se voit en rendez-vous, qu’on fait rapides au début. Les étudiants veulent surtout une approbation sur leur idée. Je les écoute, les encourage le plus souvent à la tester, à aller au bout s’ils jugent qu’ils en ont besoin, si leur idée est nécessaire, sinon je leur conseille d’en changer. Tu as une idée, elle te semble productive ? Que veux-tu dire ou montrer ou vérifier avec elle ? Essaye, fais, répète, avec des variations, et quand tu as trouvé ce qui te semble solide ou fragile ou intéressant, laisses décanter, vois si ça résiste au delà de la séduction première. Que se passe-t-il, quelques heures après, et le lendemain, et après ?

Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant dit Alberto Giacometti. Lisez ce tout petit livre, il vous le rendra au centuple. Peu de théorie, mais une pratique éclairée par la pensée qui prête attention au moindre geste, à ce qu’il coûte, à ce qu’il engage, à ce qu’il anticipe ou prolonge. L’intelligence sensible en action.

Et si c’est l’impasse, relire un peu la méthode des musiciens Brian Eno & Peter Schmidt. Il l’ont appelée « Oblique Stratégies Deck« . C’est un jeu de 110 cartes, en panne ? On en tire une au hasard. Une phrase prélevée parmi la cohorte et censée nous remettre en selle… On y trouve par exemple : « Abandonne les instruments normaux », « Abats ton jeu », « Accentue les défauts », « Accentue les différences » ou encore « Continue », « Coupe une connexion vitale », « Courage ! »…

Une technique de relance de la créativité, qui vient épauler les fragilités du tâtonnement systématique de la pratique artistique. Il ne s’agit pas d’obéir à ces propositions, le fait d’y réfléchir, de se décentrer, de sourire, suffit souvent… Elles ne sont pas une panacée, elles ne sont valables que si elles réveillent le processus interrompu, effiloché. Comme technique, elle en vaut une autre, aucune n’est absolue. Rester alerte. Pouvoir être le regardeur distant et critique de son travail, redevenir aussi l’enfant que nous avons été.

Mais y-a-t-il une bonne idée en art ? Et si oui, qu’est-ce qu’une bonne idée en arts ? Je ne parle pas d’astuce, de truc, mais d’une vérité (au sens où l’art est la recherche d’une vérité).

Une bonne idée à l’école est souvent une mauvaise idée en arts. Les arts sont là pour nous faire éprouver et sentir, l’école pour nous faire connaître et savoir, c’est ce que l’école comprend si mal des arts. Elle les traite comme des savoirs et pratiques savants, alors qu’ils sont avant tout des savoirs et pratiques sensibles.

Une bonne idée en art n’est pas répétable, ré-utilisable, ce n’est pas un outil, une constante, elle vaut pour un travail à un moment et dans un contexte donné. Une bonne idée en arts est une forme singulière, rien qu’une forme, mais capable de questionner la forme, puissamment ou subtilement, de la mettre en jeu, en tensions dans un propos, soutenu par un regard, une attention, une résistance obstinée…

On a fait des plans du bâtiment 7G, pour organiser l’installation à venir, on s’est vus en rendez-vous, beaucoup, on a eu chaud, 42 degrés au dehors, alors rentrer chaque fois sous l’influence de la climatisation et ménager ses efforts. On a beaucoup travaillé, beaucoup ri, trop peu dormi, beaucoup bu, thé et eau, et sué, on s’est inquiété du temps qui passait à grande vitesse en regard de celui qu’il fallait encore à chacun pour terminer ses travaux, mais on y est finalement arrivés. Bravo à vous toutes et tous !

 

derniers réglages avant l’ouverture de la visite et des festivités…

 

Avec Taro, responsable pédagogique E-Art, et Blaise Schwartz, un ami peintre (ex étudiant de l’ENSBA Paris et C.A.A Hangzhou) et notre invité pour l’ouverture de l’exposition des travaux des étudiants réalisés durant le workshop.

Visite de l’exposition, en images et en quelques mots

Sijia veut expérimenter l’encre noire dans l’eau claire, et les infinies variations qu’elle produit lorsque les flux se croisent, se contrarient ou composent ensemble. On discute de l’éclairage de ses photos, de la couleur de ses bacs, de l’importance de ces paramètres sur les images produites, de Louis Bec, artiste zoosystémicien qui invente un pédigrée à des animaux qu’il invente, et ressemble aux siens.

Les productions de Sijia pourraient être dans sa fiction. Le veut elle ? Veut elle dire autre chose avec ses recherches ? De quel côté ? Comment ? Purement plastique, c’est un peu formel ; on étale le grand nombre de ses tirages, j’y vois plein de pistes narratives, je lui en fait part, elle sourit.

Elle ne fera finalement ni à la manière de Louis Bec, ni dans une trame narrative, ni non plus un choix formel, elle montrera une somme d’images, présentées comme un corpus de chercheuse, qui n’a pas encore nommé ce qu’elle a pourtant mis au jour, des matériaux bruts mais dont les échos se cherchent entre images, et c’est plutôt convainquant. On s’y arrête, regarde, ça marche, ça interroge, et ces images produites par flux liquides ne sont pas reproductibles. Il fallait les saisir au moment voulu, ce qu’elle a fait.

 

Zoï veut montrer l’éphémère d’un bouquet de fleurs et imagine une installation avec les fleurs en vase, un rideau pour les masquer, une lumière pour les éclairer, un métronome mécanique, une caméra vidéo qui filme le cycle de dessèchement du bouquet.

Tout ne vient pas d’emblée dans cet ordre. Son intention première est une vidéo mais pour capturer le dessèchement complet des fleurs, il faut plusieurs jours, qu’elle n’a plus devant elle. Il faut donc trouver un autre moyen que le film pour faire éprouver durée et altération des fleurs au spectateur.

Le rideau est une centrale et belle idée. Son dispositif aurait pu s’en passer, montrant des fleurs colorées, mais le choix du rideau confère une pudeur à leur dessèchement, pudeur qui passe par le noir et blanc qui en évoquant le papier découpé, le théâtre de l’ombre, amène à la naturalisation, à la silhouette. C’est aussi un dispositif de dramatisation d’une scène de mort lente, que le métronome complète. C’est d’une certaine façon non plus une nature morte, mais une nature mourante qui est mise en scène.

affiche programme à l’entrée de la salle de projection vidéo

 

Xiao Tong veut faire un film. Elle explique que beaucoup de choses dans une journée sont éphémères, en fait à peu près tout, du matin au soir, à la nuit, si l’on regarde bien, tous ces événements se succèdent ou s’agrègent, s’enchaînent de manière plus ou moins fluide.

Elle veut écrire aussi, elle a un texte qui pousse, en même temps que ces images, une parole pour elles. Il faut leur trouver une place, une relation. Au premier rendez-vous je l’encourage dans son idée. Au second nous voyons plusieurs séquences, son réveil un matin au lit, un ciel lors d’un arrêt au feu rouge, en voiture… Image inouïe, tellement qu’on la pense fabriquée, non elle a simplement été vue, choisie, sélectionnée depuis une sensibilité.

Aux rendez-vous suivants, d’autres séquences suivront, celle du parapluie, celle du tunnel filmée depuis le scooter, et puis celle, centrale du joueur de flute au village. Au milieu du chantier de destruction d’un ancien quartier, sur plusieurs mètres de gravats et décombres, un homme assis, joue de la flûte. Elle était là, elle l’a filmé, se désole que la bande son de sa vidéo ne soit pas exploitable. Nous parlons alors de la vérité des images au cinéma (Godard) ou de leur mensonge (Brian de Palma) – question de point de vue et de nécessité – et devisons sur les solutions possibles : ne pas utiliser cette séquence formidable parce que le son n’est pas bon ; utiliser cette séquence formidable en lui redonnant un son digne d’elle.

Parmi les autres variantes : parler sur cette séquence, de la privation de sa bande son altérée ; ne pas utiliser cette séquence et y renoncer.

Je lui demande si sa musique était belle, quand elle tournait cette scène. Elle me dit que sans doute il n’était pas un grand flutiste, mais qu’il habitait très humblement et de manière très belle ce paysage désolé. C’est une (autre) musique humble et belle qu’elle a trouvé pour l’insérer dans sa séquence. Elle appellera son film « Oscillants ».

On commence à penser que l’exposition va être belle et riche, même s’il reste beaucoup à faire dans chaque projet, pour qu’il soit visible, lisible, autonome.

Siwan poursuit deux idées parallèles, l’une de film, montrant son habitude d’écrire ses pense-bête sur ses mains, à même la peau ;  l’autre d’installation in situ, née avec la pratique des écritures liquides. Pour le film, son idée est de documenter chacune de ses inscriptions tout au long d’une journée : le matin à la salle de bain, pour se souvenir d’acheter du dentifrice, un peu plus tard en cours, pour se souvenir d’une référence, etc.

Les inscriptions se superposent sur sa peau jusqu’à former un ensemble presque illisible de recouvrements, effacé en partie par les lavages de mains et la sueur estivale, tout au long de la journée. Elle appellera son film « Pour ne pas oublier ».

Pour l’installation, après avoir expérimenté les possibilités d’usages de l’hydrofuge lors du workshop, elle a voulu s’en servir dans le campus de C.A.A (China Academy of Arts) pour réaliser un parterre de grenouilles écrasées, ceci à l’endroit où des grenouilles s’y font écraser à chaque orage, car un étang borde la route intérieure du campus. C’est finalement un passage protégé, réservé aux grenouilles, qu’elle a réalisé.

La version présentée en galerie lors de l’exposition des travaux du workshop est réalisée à la craie blanche, à l’échelle mais recontextualisée en galerie, montrant quelques grenouilles de papier, et d’autres, aplaties en dehors du passage. Je voudrais être aux abords de son installation in situ, aux premières pluies de septembre !

Lucheng a réalisé deux travaux, l’un, extrait de poème calligraphié au sol dans la rue dans notre quartier lors de l’atelier écritures liquides ; l’autre de vidéo, avec un film documentaire sur le « village », quartier populaire et très vivant de Hangzhou mais en cours de destruction, situé face à l’école d’arts C.A.A (China Academy of Arts). Elle y a rencontré plusieurs familles qu’elle a interviewé, grand-parents, parents et enfants, sur leurs origines, leur vie dans le quartier et leurs perspectives lorsque le chantier les chasserait.

Elle voulait travailler selon deux modes dans son film, l’environnement, en couleur, les bâtiments, les machines, grues et engins ; et les personnes, hommes femmes enfants, en noir et blanc.

Nous avons beaucoup échangé au fil de nos rendez-vous, sur ce choix. Je n’étais pas convaincu mais elle a tenu bon, sans autres arguments que de me dire qu’elle allait le faire, qu’il fallait que j’attende et que j’allais voir. J’ai vu en effet, que le noir et blanc déplaçait d’emblée les humains dans les codes du souvenirs, du passé, de l’histoire ancienne, mais de leur vivant. Geste très fort et si riche de sens, traduisant avec force la violence de ces destructions.

Kejun a réalisé beaucoup d’expérimentations à partir des écritures liquides ou produites par le feu des flammes. Elles l’ont amené à réaliser une vidéo (sans titre), témoignant d’une expérience d’écritures avec une balle de mousse dense sur laquelle sont écrits à l’encre noire, deux caractères.

Celle-ci est déplacée par la pression d’un jet d’eau dirigé sur elle, roulant et perdant peu à peu l’encre de ses caractères, coulant sur le papier servant de tapis de roulement à la balle.

L’écriture disparaît progressivement de la balle, pour se révéler peu à peu sur le papier sur laquelle elle roule en tous sens. Lors du premier rendez-vous nous avons beaucoup échangé sur l’importance du processus car c’est ce qui émergeait de la façon de voir de Kejun, ce qui nous a conduit assez vite à voir « Der lauf der dinge » (Le cours des choses) de Peter Fischli et David Weiss, 1986-1987.

Son écriture éphémère se double d’un processus d’écriture par transfert, car ce que perd d’encre la balle, se dilue, semble se diluer, mais révèle en fait un autre texte sur la surface de papier plane. Une disparition qui n’en a que l’apparence, une disparition qui a en fait tous les traits d’une transmission, d’une révélation.

Geng Jing a tout d’abord souhaité faire une performance de peinture en direct, ce qu’elle a peu à peu renoncé à faire, pour se concentrer sur une série  d’expérimentations de peinture mouillée à deux tons.

Ces images évoquent à certains endroits, la géographie de la terre vue du ciel, ces images fabriquées dans un bac rempli d’eau avec de la peinture blanche et bleue et un geste d’artiste qui les transforme en paysage.

Dans son processus, qu’elle expose sur une table attenante à ses peintures, elle explore le dessin fait au pinceau et peinture puis trempé dans un bac d’eau pour être repris de façon à utiliser l’action de l’eau sur le papier dans une « écriture » dessinée, dans un dessin « écrit », avant de « figer » les coulures-traits en sortant la feuille du bac. Ce qui est ici éphémère, tient plutôt dans le processus performatif que dans la forme achevée, bien que l’image nous donne, par ses formes, la trace et l’esprit d’un mouvement.

Xue s’intéresse aux écritures du quotidien, superposées, telles que les produisent par exemple les papiers carbone, ou les cahiers lorsqu’on appuie fort et que la page suivante porte les traces d’une écriture précédente. Ces accumulations font l’objet de deux livres d’expérimentations, dont l’un est confié aux visiteurs afin qu’ils fassent l’expérience des inscriptions et mémoires multiples.

Ce travail nous amène à penser la question de la mémoire, à travers l’écriture d’un message bien sûr, mais aussi à travers un geste et sa forme, produisant palimpsestes, superpositions, saturations, hybridations, transparences… Autant de modalités d’existence du signe qui influent sur notre perception de la mémoire.

au buffet

 

la photo de groupe !