Des langues comme une musique

Je prépare une performance de lecture à langues et voix mêlées qui s’intitule « pure poésie » et qui peut être potentiellement lue et interprétée en 201 langues, dont le français, alors que 200 d’entre elles me sont totalement étrangères. Vous allez me dire que je déraille ? Ca m’arrive d’y penser, mais jamais très longtemps, car voilà quelques années déjà que je teste cette idée des langues comme une musique, entre anglais, portugais, français, finnois, norvégien, suédois, flamand… Mais pas encore, en chinois. Ce qui me rassure c’est l’enthousiasme de l’équipe E-Art, dont les deux traductrices Su et Taro, certaines que c’est possible, et intéressant. Hâte de pouvoir le faire, le texte est en traduction pour l’instant.

Il y a douze jours environ, je terminais l’écriture de ce nouveau texte, à partir des 200 langues parlées en Chine. Pas le moindre des paradoxes de ce pays qui en compte déjà tant, car si l’unité du pays est gravée dans le bronze, la pierre, le bois et les âges, si sa langue officielle écrite (le chinois mandarin) est enseignée partout et fait foi dans tous les actes légaux, ses langues orales n’en sont pas moins vivantes. On dit que Mao aimait prononcer ses discours dans le dialecte de Pékin, avec le désavantage de n’être pas compris de la plupart des Chinois. Une langue mère donc, et ses 200 enfants turbulents…

Je n’ai rien décidé volontairement de ce sujet, je veux dire que je ne me suis jamais dit : « Tiens je vais faire un texte sur les langues de la Chine »… C’est en écoutant parler les gens ici autour de moi, que j’ai commencé à poser des questions à Marine, Chloé, Ting, Taro, Su… car revenait souvent le fait que dans la rue ou ailleurs, elles me disaient ne pas comprendre tel ou tel dialecte qu’elles venaient d’entendre. On parle ici surtout un dialecte du Wu appelé 杭州话 (Hángzhōuhuà) mais on en entends beaucoup d’autres ! Il n’est pas rare que les chinois parlent plusieurs langues (chinoises) ou, plus étonnant,  aient recours à l’anglais s’ils ne se comprennent pas.

En avril de cette année, j’avais écrit à Götenburg un poème qui commençait par « En Suède il y a… » et je m’étais dit alors qu’il serait intéressant que je suive le même protocole (commencer de cette façon chaque tercet) dans d’autres pays, et puis j’ai oublié cette piste. Enfin, oublier n’est pas le terme adéquat, disons que je l’ai remisée quelque part, disons au grenier, avec un ou deux neurones chargés de veiller à l’opportune ré-activation de celle-ci le moment venu.

Peu de temps avant, à Lisbonne près du Tage, j’avais photographié un bateau à voile en restauration, sur ses cales, avec ce beau tag « pura poesia », que j’avais vu et photographié sur plusieurs murs de la ville auparavant. C’est quand tout mon texte a été écrit, après quelques jours de polissage, rabotage, ajustage pour qu’il soit fluide en bouche, que je me suis souvenu (au grenier, elle aussi…) de cette « pura poesia », et j’ai trouvé que celle-ci allait à ravir à la langue parlée, aux sons qu’elle forme, aux assonances qui s’invitent quand on les parle ensemble : une pure poésie.

J’ai appris depuis qu’un certain abbé Brémond avait ferraillé avec P. Valéry sur la notion de poésie pure, que celui-ci tenait lui-même de S. Mallarmé…Brémond y voyant, en mystique, la pureté divine de la création, Valéry y voyant lui, l’extrême de la poésie, à l’apex de la volonté de poésie.

Mais je crois moi, parler d’autre chose avec ce renversement, car il est important : poésie pure n’est pas pure poésie. J’ai tendance à me méfier de cette idée que la poésie serait pure (d’autres ont parlé de races pures, il n’y a pas si longtemps). La poésie naît un peu partout, de tout et de rien, elle n’a assurément pas les pieds en terre pure, elle foule parfois de ses pieds écorchés, la merde, les os, la mémoire des disparus, la poussière, la beauté comme la violence…

Je me sens proche de Mallarmé qui a conçu la poésie comme pur projet et pur langage. Cette conception me convient très bien, elle est aussi simple, ouverte et riche que la sensation durable qu’a produite en moi la vue de ce bateau petit mais vaillant, exhibant sa raison d’être : chercher sur les flots des mers, la pure poésie des embruns, des vagues, du soleil, du chant des hommes et des baleines.

Lisbonne, près du Tage

PS : Je vous donnerai le texte quand il sera traduit et mis en forme dans les deux langues, français et chinois mandarin, un peu plus tard, dans un autre article.

Pure poésie, en cours de traduction…

Pour la lecture, j’avais des plans bien sûr : reprendre mon principe d’affichage sur prompteur adopté pour ma série des flux (flog, flow, flu, puis HD-Pen), pour lire et inviter à lire, dans un lieu public. Mais nous sommes en Chine, où tout événement ou manifestation qui a lieu dans l’espace public, doit faire l’objet d’une autorisation préalable de l’administration. J’y ai renoncé.

Ting s’est souvenue d’un homme qui pourrait être sensible à cette aventure. Fang Guoqing nous a ouvert les portes de sa maison-atelier-serre. Il est peintre et fleuriste, spécialisé dans quelques variétés rares d’orchidées, qu’il cultive et peint. C’est là dans cet écrin de verdure, à flanc de falaise, que lui et son fils travaillent. Il nous a reçu avec une gentillesse et une attention infinies. Il nous a fait visiter tous les bâtiments, qu’il a construit lui-même selon des plans et avec des matériaux et techniques ancestrales. C’est autour d’un thé vert bien sûr, que nous avons longuement parlé du projet, et qu’il nous a invités à le réaliser chez lui.

La nature du lieu, de nos échanges, de nos hôtes, m’ont conduit à changer le mode de lecture pour une lecture sur papier rouleau à dérouler lors de la lecture, le numérique ne sera donc pas de sortie… Ce qui est un beau retournement car mon premier prompteur numérique (2009), je l’ai fait dans l’urgence parce que j’avais prévu d’en faire un rouleau imprimé à lire, mais j’ai rencontré tant de problèmes de fabrication en plusieurs endroits, que j’ai dû y renoncer et bricoler un prompteur numérique pour assurer la première lecture…

Je penserai le 21 juillet à Annie Abrahams, à Porto, Portugal, qui fera une performance lors de ELO 2017, ainsi qu’à Alvaro Seiça également présent là-bas, avec qui nous avons co-écrit et enregistré langlibabex en 2015 avec Claire Donato, une lecture à trois voix simultanées, français, portugais, américain. Notre frêle guilde des voix et langues mêlées.