Le cours des choses (Der lauf der dinge)

Peter Fischli et David Weiss sont nés respectivement en 1952 et 1946 à Zurich, ils travaillent ensemble depuis 1979. « L’esthétique populaire, les merveilles de l’univers, le jeu, les objets des supermarchés, l’architecture, la morale, rien de ce qui est humain ne leur est étranger. […] L’humour est l’arme qu’ils utilisent dans chacune de leurs œuvres pour déstabiliser nos vanités. » source

Peter Fischli reçoit une formation artistique à l’Académie des Beaux Arts d’Urbino, où il obtient son diplôme et poursuit ses études à celle de Bologne entre 1975 et 1977. A travers son parcours artistique, il a eu l’occasion de contribuer à diverses expositions. David Weiss de son côté, a intégré l’école d’arts appliqués de Zurich puis il est devenu sculpteur à Bâle.

Les deux artistes, originaires de la même ville, vont nouer des liens forts et former un duo prolifique aux œuvres singulières.

Leur travail artistique en commun va commencer par des présentations d’objets de peu de valeurs dans des conditions étonnantes et extraordinaires. Dans la série « Quiet afternoon« , ils conçoivent une approche innovante, qui consiste à placer en équilibre devant une toile de fond neutre des formes sculpturales. Ce principe sera décliné de différentes manières.

Ils représentent ensuite la Suisse en 1995 à la Biennale de Venise et reçoivent le 16 Novembre 2006 le prix Haftman, récompense artistique et culturelle parmi les plus dotées en Europe, prix gratifié par la fondation suisse Roswitha Haftmann.

Une des qualités de leur travail, tient à ce que l’on pourrait appeler une touche, une façon, à la manière tout à la fois grave et amusée qu’ils ont d’observer et de saisir le monde qui les environne, tout en continuant de nous surprendre. Dans les années 1980, Peter Fischli et David Weiss « libèrent l’art vidéo de la gravité révérencieuse qu’il avait suscité à son origine, pour inspirer par le biais de la curiosité, du rire et, dans les œuvres ultérieures, l’utilisation aussi intelligente que festive de la science, un intérêt plus généralisé envers cette forme d’art. » (source : préface du catalogue de leur exposition au MAM de la ville de Paris, 2007).

Les thèmes du chaos et de l’ordre, récurrents dans leur travail, font osciller leurs productions entre humour et légèreté, métaphysique et ironie. Le travail des deux artistes questionne le monde et les conditions d’apparition du monde ; il s’interroge sur la difficulté à donner un sens à la vie et à la présence de l’homme sur terre dont l’une des œuvres les plus représentatives est certainement Der Lauf der Dinge, que beaucoup considèrent comme l’une des pièces majeures de l’art vidéo.

La vidéo-performance-spectacle-sculpture sans acteurs humains visibles qu’est Der Lauf der Dinge prend naissance dans un hangar industriel désaffecté et s’ouvre sur un mouvement simple à la beauté très plastique : par la rotation d’un sac poubelle… en plastique noir suspendu à un fil. Tournant sur lui-même, il déclenche au fur et à mesure de ses mouvements une série d’événements qui semblent ne devoir jamais s’arrêter.

Par un effet de faux plan séquence, notre œil hypnotisé poursuit cet enchaînement perpétuel accompagné par des bruissements légers de feu, d’écoulement d’eau, de tôle frottée, de plastique fondant, de froissement de cartons…
Ce laboratoire en mouvement expérimente le processus de transformation des énergies avec l’appétit de recherche des enfants .
Durant ces 30 minutes, les artistes nous emmènent dans un voyage hallucinant par le biais d’une vision en translation latérale, dans une succession de réactions physico-chimiques qui se nourrissent l’une l’autre…

Ces ingénieuses cascades d’objets nous font découvrir un environnement tout en continuité du mouvement, un effet papillon dans lequel le mouvement mécanique succède au pneumatique, qui se transforme en chaleur, produisant de nouveaux états instables. Ces enchaînements évoquent la terre qui tourne, en feu, ici un volcan en éruption, là un manège de foire, là encore une érosion rapide, etc.. Bien que l’on ne repère pas de présence humaine, le déplacement millimétré de chacun de ces objets, le calage de chacun de ces processus de laboratoire artistique la suggère.

L’œuvre de Peter Fischli et David Weiss questionne notre rapport au temps, à l’espace et aux énergies, il perturbe également notre rapport à l’art, aux normes artistiques.
Cette œuvre peut en effet dérouter son regardeur, même si Duchamp nous a débarrassé depuis longtemps de l’équation art=beauté, on ne peut cependant pas dire qu’avec ses matériaux de récupération, son esthétique d’arte povera en mouvement, celle des deux artistes suisses en soit pour autant dépourvue (de beauté). C’est là où elle est très intéressante : dépourvue de ce que l’histoire des arts nous avait montré comme la référence majeure (le beau), Der Lauf der Dinge nous en propose un autre étalon. Le beau ici vient de son aura de magie expérimentale, de son alchimie des origines, et si l’on est séduit, conquis, c’est davantage par la grâce et la fragilité de ces mouvements incertains mais qui semblent trouver à chaque fois, l’énergie d’aller plus loin. Difficile ici de ne pas nous voir mêmes.

Ce qui ressemble à une série d’expérimentations scientifiques devient en fait un florilège de purs moments poétiques rythmés, ludiques et qui nous renvoient aux propriétés d’une œuvre : c’est-à-dire d’un objet qui ne sert à rien (au sens des objets du monde tels qu’Hannah Arendt les conçoit) mais se présente comme le medium d’une expérience sensible qui d’emblée nous pose la question de nos origines, de celles de notre monde.
Pas de grands discours, pas de persuasion rhétorique, pas d’effets visuels, mais un processus joueur, bricolé, toujours à la limite de s’arrêter, qui cependant nous saisit, nous fait sourire, nous invite à revoir notre jugement, nous étonne, nous emporte…

Cette œuvre (nous) travaille également sur les notions de prévisibilité et d’incertain, en enchaînant des séries d’expériences toutes reliées entre elles, on ne peut que saisir leur pari du rationnel, mais non pas régent en maître mais soumis à l’aléatoire, au fortuit. Faite d’objets de rebus, de peu de valeurs, la mise en scène de leurs agencements et transformations vidéo leur donne de nouvelles valeurs.

Œuvre plurivoque qui suscite une multitude d’interprétations, Der Laufe der Dinge fait écho à une série photographique antérieure du duo d’artistes : Équilibre – Un après-midi tranquille, réalisée entre 1984-85. C’est-à-dire, peu de temps avant le court-métrage qui date 1987. Il s’agit encore d’un jeu d’équilibre d’objets, qui défient les lois gravitationnelles, sur le même principe du rapport inter-objet : fragilité versus stabilité, force versus déséquilibre.

Les œuvres de l’artiste britannique Jane Perkin forment comme un écho de parenté avec le travail de recyclage des deux artistes suisses, en reproduisant des œuvres d’art existantes avec des objets recyclés (jouets, coquillages, boutons, perles…).

Le travail de Gordon Matta-Clark offre lui aussi quelques proximités, au moins dans le processus de déphasage des objets, ceux du quotidien chez Fischli et Weiss, de l’architecture chez Gordon Mata-Clark. Son travail consiste à prendre des objets, notamment issus du recyclage et à les détourner. Afin de garder une trace de ses performances, il utilise la vidéo ou la photographie.

On peut penser aussi à The butterfly effect, film réalisé en 2004 par Eric Bress et J. Mackye Gruber, qui repose sur « l’effet papillon« . Cette expression illustre la métaphore et question suivante : un battement d’ailes de papillon peut-il engendrer une tornade dans une autre partie du monde ? Une suite d’événements s’enchaînent et prennent de plus en plus ampleur. Cet exemple trouve son origine dans la théorie mathématique du chaos, qui étudie le comportement des systèmes dynamiques, sensibles aux conditions initiales. Les moindres différences dans les conditions initiales entraînent des résultats complètement différents pour de tels systèmes, rendant en général impossible à long terme toute prédiction.

Le film offre une suite « naturelle » d’accidents scientifiquement et ludiquement organisée, une expression du principe de causalité. Ainsi va le cours des choses : elles tombent, se retournent, prennent feu, explosent par simple contact ou rencontre.

L’œuvre de Fischli et Weiss est suffisamment accessible à tout spectateur pour qu’il y trouve une profondeur sensible et y nourrisse un ensemble de sensations, d’idées, de questions.

L’œuvre ne développe jamais explicitement son intention. Les thématiques abordées sont – nous l’avons dit – de l’ordre du mouvement perpétuel, des transformations d’énergies (éolienne, cinétique, thermique, chimique, hydraulique, pneumatique, etc), des réactions physico chimiques des différents ingrédients mis en scène. Celles-ci laissent cependant toujours libre court à des interprétations plurielles.

La sensibilité à ces thèmes dépend de chacun. Il est ainsi possible d’y voir une métaphore de la biodiversité, une critique de la société de consommation, un commentaire sans concession sur notre rapport à la technologie, une méditation sur les origines du monde, une réflexion sur les aléas et de la fragilité de nos vies, etc. Tous les éléments qui constituent cette œuvre/parcours sont issus de la récupération. Réalisée à partir d’une accumulation (très ordonnée) de déchets que nous produisons, elle invite à réfléchir à notre rapport aux objets, à leur réutilisation ou recyclage. Aussi est-ce par l’humour, par le modèle du jeu de dominos, qu’à leur manière, ils nous parlent de notre monde et de ce que nous en faisons.

« Fischli et Weiss ont la gravité des enfants qui empilent des cubes les uns sur les autres jusqu’à ce qu’ils vacillent » (Voir le texte de Jean-Marc Chapoulie). En réalisant une figure/sculpture/processus en équilibre précaire, les artistes proposent une expérience inédite qui touche tous ceux qui ont gardé une intimité avec leur enfance. Ils s’emploient à déconstruire le monde, pour nous inviter à le construire de nouveau, à le rêver.

« Der Laufe der Dinge » est une de ces œuvres dont on se souvient, en particulier peut-être pour ceux qui ne sont ni des connaisseurs, ni particulièrement des amoureux d’art contemporain. On peut même la considérer comme une excellente introduction à l’art contemporain : à travers l’idée que parfois en art….Eh bien c’est (aussi) l’idée qui fait art ! C’est aussi bien sûr le traitement de cette idée, qui par sa forme, fait art… puisque la forme c’est le fond !

Un texte collectif produit durant l’atelier de Luc Dall’Armellina, avec : Ilana BLAISE, Dahou CHOUAT, Julie DEBORDE, Myriam DURASSIER, Cassandre FARINA, Eleonor LOUA, Pauline MARTINAGE, Awa NDOYE, Valentina SEMEGHINI, Vinoth VIRAS, Hassan XULUE

fiche technique

Les artistes :
David Weiss et Peter Fishli

L’oeuvre :

Réalisée en 1987 et éditée en 1988,

Titre original : Der Lauf der Dinge
Titre français : Le Cours des Choses
Titre anglais: The way things go
Pays d’origine: Suisse

Type: court métrage
Genre: Cinéma expérimental – mise en scène / mouvement filmé
Durée: 30min 45 sec
Format: 16 mm – couleur

Matériaux : papier, carton, bois, métal, planches, roues, patins à roulettes, chaussures, bouteilles en plastique, et divers matériaux….
Supports : numérique (dvd)

Thème de l’œuvre : art et science

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