Les phrases durent ce que dure le souffle…

«L’importance des mains, dit celui-ci, je l’ai apprise. Enfant, elles ne me servaient qu’à jouer. Quand j’écrivais mes premières histoires, j’étais un peu fâché avec mes mains. Il me semblait qu’elles n’arrivaient pas à aller au rythme de la pensée, qu’elles la retardaient. Les métiers manuels que j’ai exercés leur ont fait gagner le respect, car elles m’ont permis tout simplement de manger à ma faim. Alors l’écriture a aussi changé, j’ai commencé à écrire des choses qui allaient au temps de la main. Donc la main n’a pas été seulement comme un terminal qui devait écrire, mais un directeur d’orchestre, le directeur de l’allure et du tempo de la phrase que j’étais en train d’écrire. C’est la tête qui s’est adaptée et mise en syntonie avec la démarche de la main. Pour moi les phrases durent ce que dure le souffle, le temps qu’il faut pour les dire, le temps que le point arrive. La main remplit ce service de ponctuation. En tant qu’alpiniste, je puis ajouter que, quand on grimpe une paroi, on ne la voit pas, on est à quelques centimètres, et plus la paroi est à pic, moins on voit comment poursuivre. Ce sont alors les mains, les pointes des doigts qui explorent le mètre d’après, et, selon l’appui qu’elles trouvent, organisent tout le corps pour l’exploiter. Les mains sont l’avant-garde de cette locomotion, comme du « mouvement » de la phrase, l’avant-garde du corps, son maître d’équipage.»

Erri de Luca,  La nature exposée, Traduit de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, 168pp., 16,50€. 

Poursuivez en lisant ce bel interview réalisé par Robert Maggiori de Libération.

photo Ju Tft – CC BY-NC-ND 2.0