Des arts et du design

Aujourd’hui 25 juin, soit un mois exactement après mon arrivée ici, j’ai écrit la première partie d’un nouveau cours. J’écrirai la suite demain et après demain, car je dois le donner pour la première fois mercredi et jeudi de cette semaine. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas le dérouler ici, simplement tenter de mettre au clair les raisons pour lesquelles ce travail me paraît important et nécessaire et je l’espère, utile.

Je me suis rendu compte que les plus jeunes (bac à bac+2) parmi les étudiants avec qui je travaille à E-Art (Hangzhou, Chine) où je suis en résidence, n’ont pas une représentation très précise des différences entre arts et design. Ils ne disposent pas de repères, de critères pour les décrire, les référer, les évaluer, les questionner et critiquer, et comme futurs créateurs, ne peuvent jouer de leurs registres respectifs en pleine conscience.

On pourrait penser que ce défaut de représentation est dû à des questions culturelles : on ne pense, ne pratique ni n’organise de la même façons les arts et le design en France et en Chine ? Peut-être, mais j’ai quelques doutes, en pleine mondialisation… Il se trouve que j’ai depuis deux ans, fait le même constat en France, en master de médiation culturelle à l’université, donc chez des étudiants de culture française et de grade universitaire plus avancé (bac + 4/5).

Pourquoi les différences arts/design sont-elles si peu perçues par les nouvelles générations ?

Pourquoi l’argument récurent est que « le design est un art parce que ses productions sont belles et modernes » ?

Plusieurs raisons sans doute peuvent l’expliquer.

Hegel a établi cette liste des 5 arts entre 1818 et 1829 dans son Esthétique, elle fait suite à de nombreuses autres, ce qui est légitime puisque les arts, comme toute activité de production des savoirs, savants et sensibles, sont en évolution et déplacement constant :

  1. l’architecture ;
  2. la sculpture ;
  3. la peinture ;
  4. la musique ;
  5. la poésie.

Liste à laquelle ont été ajoutés au XXe siècle les arts de la scène (6è art : danse, théâtre, mime, cirque) puis le cinéma en 1923 (7è art, grâce aux actions de nombre de personnalités dont G. Apollinaire, A. Gance, C. Maïakovski, L. Delluc et Ricciotto Canudo, auteur du Manifeste des sept arts) . Ont suivi, à très grande vitesse – si l’on compare l’évolution lente de la liste jusque là – les arts médiatiques (8è art, si on adopte la vision canadienne, qui est aussi la mienne : radio, télévision, photographie, arts numériques), puis le 9è art (la bande dessinée), puis le 10è art (le jeu vidéo).

On peut constater qu’il n’y a pas dans la liste, le design, candidat avec une multitude d’autres disciplines ou activités, au titre de 11è art. Est-ce une revendication légitime ? A mon sens non, et je vais essayer de dire pourquoi.

Notre conception des arts relève de deux facteurs principaux, hérités du passé. Le concept de beauté Kantienne (souvent employé aujourd’hui comme un synonyme d’art), et celui d’aura (souvent employé comme critère d’art par la sacralisation de l’original, de l’unicité de l’œuvre).

de la beauté

1) Si on commence par un argument d’Emmanuel Kant (Le jugement esthétique, 1790) qui définit deux types de beauté déterminant en arts, nous trouvons selon lui dans les objets du monde deux formes de beauté :

« Il y a deux sortes de beautés : la beauté libre (pulchritudo vaga) et la beauté simplement adhérente (pulchritudo adhœrens). La première ne suppose aucun concept de ce que doit être l’objet, la seconde suppose un tel concept et la perfection de l’objet conformément à ce concept. Des beautés de la première sorte, on dit qu’elles sont beautés (se suffisant en soi) de tel ou tel objet, l’autre beauté en tant qu’elle dépend d’un concept (beauté conditionnelle) est attribuée à des objets qui sont soumis au concept d’une certaine fin définie. »

Emmanuel Kant, Le jugement esthétique (in Critique de la faculté de juger), 1790

La beauté libre (pulchritudo vaga), sans concept pré-établi, est celle des arts, dont les œuvres sont à chaque fois une ré-inauguration du beau et se présentent dans une forme telle qu’elle est inséparable du fond. Une ré-inauguration signifie que chaque œuvre majeure invente quelque chose qui déplace notre conception même de l’art (peu d’œuvres y parviennent). Une forme inséparable du fond signifie qu’en arts, la forme est le fond, et le fond la forme. Tout concourt à une fin (finalité) précise : forme, couleur, matériaux, agencement, surfaces, taille, proportions, grain, sujet représenté, postures adoptées, lumières… Changez un paramètre et ce n’est plus l’œuvre mais sa copie, ou autre chose. Cette conception de l’art fait de l’objet d’art une œuvre unique. Et parce qu’elle est unique, possède une aura. Cette unicité lui donne sa vérité. Et la vérité en arts, c’est précisément la singularité d’un percept, qui rend l’œuvre à nulle autre pareille.

La beauté adhérente (pulchritudo adhœrens) ou conditionnelle, est d’un autre ordre. C’est la beauté des objets dont le concept et les fins sont déterminés. Ils le sont le plus souvent par un usage. C’est la beauté des objets techniques, qui ont une utilité, une fonction pratique ou opératoire. C’est là selon moi le champ de ce que nous appelons le design, dont l’acte de naissance se situe au Bauhaus de Weimar, Allemagne. Cette école d’un genre nouveau avait pour ambition d’unir la beauté des arts et celle des objets industriels, d’apporter quelque chose de l’aura des œuvres d’arts aux objets du quotidien. Toutes les écoles d’arts et de design aujourd’hui se réfèrent à ce courant fondateur, aussi intense et novateur que fugace (1919-1933), le Bauhaus ayant été jugé décadent par les nazis, fut fermé en 1933. La beauté adhérente est donc celle des objets industriels, répliqués en série et dont les finalités sont déterminées à l’avance : une voiture sert à se déplacer sur la route, un presse citron à presser des citrons, une tasse à boire un liquide, etc. Les objets industriels, s’ils n’ont pas l’aura de l’unicité des objets d’arts, en acquièrent peut-être une autre, nouvelle, lorsque l’objet en question devient rare, regretté, devient objet culte : la Citroën DS, le Pouf Sacco, la machine à écrire Olivetti, le Concorde, la Ducati Monster… Mais le culte relève d’une forme d’adoration, qui ne peut selon moi se comparer point à point à la singularité sensible de l’expérience que propose l’œuvre d’art (étant entendu qu’elles n’y parviennent pas toutes).

de l’œuvre d’art

2) Si l’on poursuit avec les arguments de Hannah Arendt (La crise de la culture, 1961), qui situe son analyse dans une étude des phénomènes constitutifs de la culture et évalue les raisons de sa crise. Les critères pour qualifier un objet d’art sont selon elle :

  • sa coupure avec toute référence utilitaire et fonctionnelle (ce qu’elle reprend d’E. Kant),
  • son rôle central dans la fabrique de la culture, conditionnée par la pratique et l’expérience de l’art (idée que John Dewey développe d’une autre manière dans L’art comme expérience, 1934 et que reprend en l’enrichissant Donald Winnicott dans Jeu et réalité, 1971)
  • sa particularité, qui est de résister à la mort, parce que c’est un objet fait pour le monde, et non pour les besoins des hommes (ce que reprennent à leur manière André Malraux et Gilles Deleuze).

[…] c’est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle, et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d’œuvre d’art. Pour ces raisons, toute discussion sur la culture doit de quelque manière prendre comme point de départ le phénomène de l’art.

Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961, 1972(vf), p. 269

[…] (Les œuvres d’art) sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d’usage, mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. Cette mise à distance peut se réaliser par une infinité de voies. Et c’est seulement quand elle est accomplie que la culture, au sens spécifique du terme, vient à l’être. »

Hannah Arendt, La crise de la culture, 1961, 1972(vf), p. 267, 268

de son aura

3) On peut poursuivre avec l’analyse de la notion d’aura proposé par Walter Benjamin dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Ecrits français, 1936″. Il en retrace l’histoire en faisant apparaître que si de tous temps, les œuvres ont été reproduites mécaniquement, les techniques de reproduction de l’ère industrielle, particulièrement en photographie, cinéma et radio, ont provoqué son effacement, sa perte.

 » Qu’est-ce en somme que l’aura ? Une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il. L’homme qui, un après-midi d’été, s’abandonne à suivre du regard le profil d’un horizon de montagnes ou la ligne d’une branche qui jette sur lui son ombre – cet homme respire l’aura de ces montagnes, de cette branche. Cette expérience nous permettra de comprendre la détermination sociale de l’actuelle déchéance de l’aura. Cette déchéance est due à deux circonstances, en rapport toutes deux avec la prise de conscience accentuée des masses et l’intensité croissante de leurs mouvements. Car : la masse revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de passion qu’elle prétend à déprécier l’unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. De jour en jour, le besoin s’affirme plus irrésistible de prendre possession immédiate de l’objet dans l’image, bien plus, dans sa reproduction. Aussi, telle que les journaux illustrés et les actualités filmées la tiennent à disposition se distingue-t-elle immanquablement de l’image d’art. Dans cette dernière, l’unicité et la durée sont aussi étroitement confondues que la fugacité et la reproductibilité dans le cliché.  »

Walter Benjamin, « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », in Ecrits français, 1936

des oeuvres

4) On peut encore et nécessairement aller voir du côté des œuvres qui interrogent ces questions, celles qui jouent et se jouent des multiples (donc de l’unicité) et du trivial (donc de la beauté) tout d’abord la célèbre et inaugurale Fontaine, 1917, de Marcel Duchamp : un urinoir de modèle industriel standard. Célèbre par le scandale qu’elle provoqua, cette œuvre lui valut un refus d’exposer à la Société des artistes indépendants de New-York. Mais il venait d’inventer l’art conceptuel, dans lequel l’idée prévaut sur la réalisation formelle, en apportant un objet de facture industrielle, en le renversant, en lui donnant un titre poétique et facétieux (Fontaine), il fait entrer le geste conceptuel dans le champ de l’art, par ce qu’il appelle déjà des « ready-made », c’est-à-dire des objets industrialisés, déjà produits, mais avec lesquels l’artiste peut agencer une œuvre, à souhait. Cette œuvre (comme d’autres de Marcel Duchamp) a servi de référence au Pop-Art et la démarche de l’artiste inspire encore aujourd’hui nombre d’artistes contemporains.

On peut poursuivre et commenter d’autres « cas limites », designers également artistes (Flaminio Bertoni, sculpteur et designer (Citröen 2CV, Ami6, DS, SM), Ron Arad designer et architecte, prônant « No discipline », ), ou des artistes dont les productions interrogent les frontières de l’art et du design : Ilya Jossifovich Kabakov, C’est ici que nous vivons, 1995 ; Franz West, Auditorium, 1992 ; Bertrand Lavier, Brandt sur Haffner, 1984 ; Dominique Gonzalez-Foerster, A rebours, 1993 ; Tobias Rehberger, Outsiderin et Arroyo grande 30.04.02-11.08.02, 2002 Didier Fiuza Faustino, Corps en transit, 2000 ; Tatiana Trouvé, Polder, 2001 ; Mathieu Mercier, Caractères, 2001…

des enseignements

5) On pourra enfin, regarder du côté des enseignements de première année, très souvent communs (appelés aussi année propédeutique) au sein des Ecoles Supérieures d’Art et de Design en France, Art & Design School dans les pays anglo-saxons et au-delà. Les années 2,3,4,5 restant des années spécialisées dans chaque domaine même si quelques écoles organisent des workshop, conférences, rencontres en commun et en transversalités. Et puis bien sûr, regarder les contenus des programmes de ces années spécialisées, les productions des étudiants, tant en objets qu’en mémoires de recherche.

Art VS Design / Art ou Design / Art & Design ?

Si on écarte entre ces deux champs, la question de la valeur, d’une hiérarchie, mais que l’on situe leurs différences sur leurs paradigmes et poiëtiques, sur leurs façons de concevoir et de mettre en œuvre l’approche créative et sensible, de penser leur rapport aux techniques et au social – car art comme design ont ces territoires en partage – leurs fins (finalités) cependant restent très différenciées.

Si Duchamp a bouleversé les règles de l’art et de l’esthétique, le beau, l’aura, n’ont pas disparus pour autant, ils ont simplement perdu leur suprématie. Le public accepte aujourd’hui des propositions artistiques déroutantes, qui ne sont pas nécessairement « belles » au sens de l’histoire de l’art, mais qui sont belles au sens contemporain, c’est-à-dire par les lueurs qu’elle nous font entrevoir de nous-mêmes, de nos façons d’être au monde aujourd’hui.

Mais il ne faut pas que l’étoile Duchamp masque par son éclat, celle de quelques autres, tout aussi singulières et brillantes, comme par exemple John Cage, Marina Abramovic, Joseph Beuys…

Joseph Beuys (1921 – 1986) – Infiltration homogen für Konzertflügel (Infiltration homogène pour piano à queue)
1966, Piano, feutre, tissu (100 x 152 x 240 cm)
Crédit photographique : © Bertrand Prévost – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP © Adagp, Paris

Joseph Beuys est sculpteur, il développe une conception de l’artiste comme shaman, un passeur disant à chacun qu’il est artiste et que s’il libère et utilise sa créativité, il deviendra un être libre. C’est ce qu’il appelle la sculpture sociale. Beauté et aura sont encore là, mais d’une toute autre manière, renégociées. L’aura revient par une autre porte, celle de la singularité de l’artiste transférée aussitôt à ses regardeurs, auxquels il propose de le suivre dans la pratique des arts. La beauté de même, ne s’impose pas d’emblée dans ses productions plastiques, bien que l’on puisse être saisi par la force d’images fortes : un piano à queue emballé dans un feutre épais, placé dans une chambre anéchoïque ou encore l’artiste enroulé dans une couverture de feutre, qu’un coyote sauvage avec qui il s’est enfermé dans une cage, attaque et déchire… On pourrait dire ici, avec ces quelques artistes, que la beauté devient vérité, ou qu’elle vient de leur vérité. Non pas une vérité au sens de ce qui s’oppose à l’erreur ou au mensonge, mais à une vérité d’être : être humain chacun dans sa vérité. C’est pour moi, un autre avatar de la beauté, plus nue, plus vraie peut-être, qu’auparavant.

Si le CNAP ouvre ses collections d’art au design, quelques musées font de même, ouvrant un espace de porosités, de dialogues, d’interrogations entre arts et design.

Le design contemporain est né en arts, accouché par l’industrialisation, élevé par l’économie de marché, bercé par les mélopées de la modernité (tout comme le futurisme l’a été en arts), il cherche auprès de ses contemporains à répondre à leurs questions sociales, techniques, culturelles à travers des objets (médias, objets, environnements, dynamiques).

Ses enjeux se sont lentement déplacés, précisés, constitués en espaces de recherche et de production. Il s’est constitué comme un opérateur contemporain majeur de la pensée et des processus de conception créatives et critiques, peut-être parce qu’il s’est saisi à temps, de l’appel de ses/nos nouvelles responsabilités citoyennes à toutes les échelles, locales et globales. L’éco-design, le design de politiques publiques, le cradle to cradle, le design critique, toutes ces formes contemporaines du design cherchent – en gardant l’essence du design – à se libérer du mirage de la modernité : la production sans fin d’objets. Son espace de conception, d’invention et maintenant de nouvelles formes critiques, est plus ouvert que jamais, et la vitalité de son champ plus diverse qu’elle ne l’a jamais été.

Design ?

 » Il est impossible de tenir un design entre ses mains. Le design n’est pas une chose. C’est un processus. Un système. Une manière de penser.  » Bob Gill

 » La perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer.  » Antoine de St Exupéry, Le petit Prince

 » (Le design) n’est ni un art, ni un mode d’expression, mais une démarche créative méthodique qui peut être généralisée à tous les problèmes de conception.  » Roger Tallon

 » Question : Quelles sont les frontières du design ?
Réponse : Quelles sont les frontières des problèmes ?  »
Charles et Ray Eames

Art ?

 » L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art.  » Robert Filiou

 » L’art ne consiste pas à mettre en avant des alternatives, mais à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine.  » T.W. Adorno, Engagement, 1958

 » L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. » Jean Dubuffet

 » L’art est la science de l’inutile, donc de l’essentiel.  » auteur inconnu

Luc Dall’Armellina – juin 2017