Il fallait un volcan

Eruption du Piton de la Fournaise, Ile de la Réunion, 13 juillet 2017

 

C’est le creux de la résidence, le mou de son temps. Les étudiants de juin s’en sont allés, dans leur famille, en vacances, avant de rejoindre une école d’art française à la rentrée de septembre. Tous les huit sont reçus, parfois dans deux écoles. Fierté de l’équipe qui fait un beau travail de fond, dans la durée. Je n’ai pas encore commencé le workshop avec les étudiants de juillet, ce sera lundi prochain pour douze jours. Un peu de préparation en vue ce week-end. Se remettre en selle, dans la dynamique d’une rencontre, d’un partage, autour des écritures éphémères, eau, buée, encre, sable, lumière… et peut-être d’un projet collectif. A voir.

Pas assez de temps pour aller à Shanghai, nous irons de toutes façons en août. Tout semble arrêté ici. Je me sens vide et triste. Je ne suis plus malade, grippe française, venue en avion… de France. Après trois jours, la fièvre a disparu, après huit jours la toux a cessé, mon corps reprend enfin des forces. Je mange des fruits frais, pastèque, raisins, bananes, mangues, prunes chinoises, pommes-poires, ail cru, jus de citron vert et jaune, gingembre confit. Mon régime détox de guérison. J’ai mangé à nouveau du solide, des raviolis au bœuf délicieux à notre cantine favorite. Très délicieux comme dit Marine (Xin Ting), avec des crêpes (façon chapati indien) garnies dans la pâte, de fines fanes de petits oignons verts. Des chinois musulmans, le patron récite à haute voix des versets du coran en arabe quand il a deux minutes, ou alors il travaille sa prononciation depuis des vidéos sur son portable. Il est toujours prévenant et souriant, attentif à ses clients. Il travaille avec sa femme et un autre couple, qui pourraient être son frère et sa femme. Ils forment une famille élargie sympathique et atypique dans le paysage du quartier. Nous ne parlons pas chinois ensemble, mais l’autre jour, alors qu’il me montrait son livre de prières, écrit en arabe, je lui ai dit Salam Alikoum, ce à quoi il m’a répondu dans un beau sourire Wa alikoum salam.

Quelque chose a changé, rien de très visible pourtant : ce matin, déjà écrasante, la chaleur devient insupportable à midi, l’air brûle les poumons, l’après-midi est à fuir, mais où ? Seuls refuges possibles, l’intérieur des maisons, ventilateurs ou climatisation, juste pouvoir respirer, se sentir revivre un peu. Août devrait remettre un cran de chaleur encore. Sinon, prendre le scooter électrique, pour aller boire un verre au village et passer chez l’imprimeur ? Pas mal d’allers retours pour réaliser les vingt exemplaires de « pure poésie » sur des laies de 30 x 220 cm et les cinquante livrets pour la lecture. Boire sans cesse, café, thé, eau plate, eau pétillante, bière le soir. Elles font ici 500 ml, locales, très douces comme la Cheerday, à seulement 2,5 degrés d’alcool, mais très fraîches elles désaltèrent mieux que tout. J’en bois une le soir. Entorse hier après-midi avec mon nouvel ami, jeune peintre français rencontré à C.A.A (China Academy of Arts) au séminaire de Bernard Stiegler. Nous sommes allés au 8090, mon petit restau préféré au village, fait de bric et de broc, à l’ambiance incomparable, aux ventilos approximatifs, aux patrons formidables. On a bu deux bières chacun, avec la conscience de laisser impunément le soleil cogner salement au dehors. L’intérieur du restau est couvert d’images, environ soixante ans d’affiches de propagande, mais curieusement, leur choix – toutes tellement dans l’outrance qu’elles en deviennent drôles – ce mélange agencé avec des cartes postales de différentes régions de Chine, des images sépia des ancêtres familiaux, sur plusieurs générations, là un grand portrait d’Audrey Hepburn, ça et là, des peaux de bêtes magnifiques clouées aux murs de planches, tigre, ours, renards, et autres animaux inconnus – leg des arrières arrières grands parents d’après les enfants – donnent à ce pèle-mêle joyeux, un humour distant et kitch, une chaleureuse humanité, nostalgique, à peine.

Nous avons devisé sur la Chine, de quoi pouvait-on parler ? De poésie, du centre d’arts, des étudiants, de leurs attentes et représentations. De peinture, de l’école, de la vie ici quand on y est comme lui, depuis presque deux ans, il y est parti parlant déjà le chinois, appris en parallèle de ses études d’arts, depuis toujours attiré par la culture et la langue chinoise. Nous avons survolé l’actualité, au travers des réseaux sociaux, de leur usage constant par les chinois, pour faire toutes choses qui nécessitent des applications spécialisées avec lesquelles on se géolocalise et paye, mais pour lesquelles il faut aussi une carte bancaire chinoise. Sortir ses Yuans est donc réservé aux étrangers, ou aux chinois non connectés, ce qui limite beaucoup la mobilité. Certes il reste le bus, parfois le métro, selon les villes, les heures, les parcours, sachant qu’il vous faudra chercher votre chemin sans parler la langue, dans un univers de signes inconnus, être patient et marcher beaucoup, souvent à l’aide de votre GPS, Navmii par exemple, excellent et gratuit, issu du libre, qui n’a pas besoin de réseau (ni internet ni cellulaire). Merveilleuse intelligence du libre !

De retour à la maison, pas faim. Douche tiède qu’on fait durer. Errer dans l’atelier attenant, toutes portes et fenêtres ouvertes dans la nuit espérée, attendue vers 19h. La grande table est recouverte de livres entr’ouverts, pages contre le plateau, comme s’ils cherchaient eux aussi, de l’air frais. Tant de choses à lire, et moi qui ne fait qu’entrer dans ces livres par bribes maraudées, rattrapé toujours par la chaleur, la moiteur du soir, l’abattement qui vous saisi et colle au sol. Allumer la clim, revivre un peu dans l’alternance verticale de ses flux d’air frais. S’assoir sur le fauteuil à accoudoirs. Tom Waits (Alice) dans le noir, sur la petite enceinte bluetooth JBL. Pas une pensée claire, pas une envie, pas une idée. Un vide sidérant. Sortir sur la terrasse où la chaleur vous retourne d’un coup. Au loin les tours du quartier animé, restaurants et boutiques, façades couvertes de LED colorées clignotantes dans une animatique abstraite, une gesticulation sans objet, le mirage capitaliste.

En face de chez moi, une résidence de quelques barres au style improbable, immeubles basiques de 10 12 étages pour la base, façades rehaussées de colonnes romaines, voûtes art-déco de maison bourgeoise pour les étages du haut. L’accès principal de cette résidence de luxe est reconnaissable par le rocher géant gravé d’idéogrammes or, émergeant de la pelouse verte arborée de Gingko Biloba majestueux. Au centre, le poste des gardiens, sécurité à barrières. Ce soir, un 4×4 Hummer noir est garé sur le trottoir d’en face, feux éteints, bloquant le trottoir, deux personnes à l’intérieur. Des autos passent de temps à autre dans la rue, à petite vitesse, des hybrides silencieuses, des scooters électriques glissent sporadiques, sans bruit, des jeunes de sortie, tout est fluide, tout est chaud, tout est normal.

Aujourd’hui 13 juillet, nous avons appris la mort de Liu Xiabo, prix Nobel de la Paix 2010. Le soir même, le Piton de la Fournaise de la Réunion entrait en éruption. Il fallait un volcan pour être à la hauteur et à la mesure de l’homme, pour saluer sa mémoire avec dignité, empathie, humanité.